Les interactions entre raves et législations censées les contrôler.
Par Lionel Pourtau
À la fin des années 1980, apparaît une nouvelle forme d’expression musicale, la techno. Cette musique va très vite développer un format d’expression, la rave. Mais au-delà d’un format, elle va cristalliser une subculture juvénile. Cette culture naissante va s’avérer extrêmement adaptable et donc résistante aux pressions politiques et sociales qu’elle va subir.
Le Royaume-Uni et la France furent les premiers pays à réagir face à l’ampleur du phénomène sur leur territoire national. Les exemples et les éléments que nous utiliserons viennent donc de ces deux pays. Mais le phénomène continuant à s’étendre à travers l’Europe, il serait erroné de le penser ainsi géographiquement limité.
Si la situation semble stabilisée en Grande-Bretagne, elle continue à évoluer en France. Mes hypothèses s’appuient sur les observations issues de ma thèse sur les Sound Systems, ces collectifs organisateurs de ravesclandestines appelées free parties. Lors de la première loi anti-rave française dite « Mariani-Vaillant » du nom de ses promoteurs et lors du débat public qui l’a suivi, les Sound Systems furent heureux de pouvoir s’appuyer sur une personne en qui ils avaient confiance et qui connaissaient bien leur situation pour jouer les bons offices avec des pouvoirs publics qui leur paraissaient loin de leur réalité. Intérêt partagé par ces mêmes pouvoirs publics contents de pouvoir aussi s’appuyer sur une personne pouvant leur faire rencontrer des représentants de ce mouvement hermétique et leur en expliquer les fonctionnements de base. C’est ainsi que j’ai pu être le témoin privilégié des évolutions complexes des rapports entre les deux parties. Cela me permit de faire une série d’entretiens semi-directifs tant avec les membres des Sound Systems engagés dans les négociations qu’avec des membres des cabinets ministériels en charge du dossier et des hauts fonctionnaires devant appliquer à partir de 2002 la volonté politique de trouver un terrain d’entente. À cela se sont rajoutées plusieurs expériences d’observations participantes, en particulier sur les teknivals légaux de mai 2003 à Marigny (Marne), d’août 2003 sur le Larzac (Aveyron) et de mai 2004 à Chambley (Meurthe-et-Moselle).
Nous commencerons par rappeler l’historique du développement de la prohibition de la techno. Puis nous verrons son influence sur le corpus de valeurs de la subculture juvénile qui lui est liée. Enfin nous présenterons les essais de troisième voie tentée par les acteurs des free parties et l’État.
La fête techno et ceux qui l’organisent
Au début, nous avons une simple évolution artistique, musicale issue de la musique disco : la techno. Puisque ce n’est qu’une simple évolution musicale, elle n’est pas alors liée à un mouvement culturel induisant des modalités de comportements différenciées, tant individuelles que collectives. Elle se place initialement dans le contexte d’expression typique des musiques populaires juvéniles : les clubs et les salles de concert. Le phénomène musical prend d’abord son ampleur en Angleterre. Or il rencontre dans ce pays une limite juridique : les clubs fermaient à deux heures du matin. Telle était la norme. Or si la techno, comme toute musique, engendre un effet sur ses auditeurs-danseurs, il semble que sa particularité soit qu’elle fonctionne en temps long, par rapport à d’autres (un concert techno dure au minimum 5 heures). À deux heures du matin, les amateurs n’avaient qu’une obsession, continuer. Et donc, continuer ailleurs. Ils pouvaient certes continuer chez eux avec quelques amis. Mais le plaisir issu de la danse en foule disparaissait.
En parallèle, commença à se développer l’idée dans l’opinion publique anglaise d’un lien intrinsèque entre cette musique et une drogue, l’ecstasy. Les organisateurs rencontrèrent donc de multiples difficultés : fermetures administratives, pressions policières sur les clients.
À cause du format et à cause d’un début de répression, les lieux classiques d’expression musicale ne s’avèrent plus adéquats. Les pouvoirs publics pensent donc supprimer la techno et ses effets jugés nuisibles en lui refusant les espaces musicaux habituels.
Pour des raisons d’horaires comme pour cause d’images, l’idée de continuer dans d’autres types d’espaces, dans des endroits déserts apparut assez vite. Cette recherche allait engendrer une mutation des ravers. En effet, jusque-là, lorsque l’on voulait participer à une fête techno, on allait en club ou en salle de concert, on n’était que spectateur. La responsabilité de l’organisation était confiée à d’autres. Petit à petit une nouvelle organisation se mit en place. Dans un premier temps, les raves ne furent que des soirées techno payantes plus ou moins improvisées et avec une temporalité différente. Elles duraient jusqu’au matin.
Parce qu’elles étaient un peu improvisées et non déclarées, parce qu’elles étaient hors cadre institutionnel, l’aura des organisateurs faiblissait. Les participants percevaient que ce n’était pas hors de leur portée de faire de même. Par ailleurs, comme les soirées étaient dans une zone d’ombre entre légalité et illégalité, il n’y avait plus d’obligation à être une entité juridique clairement définie. Des associations de fait se développèrent. Mais pour organiser des fêtes dans des lieux non prévus pour cela, les amateurs durent développer de nouvelles compétences, en électricité, électronique, logistique. Pour transporter tout le matériel nécessaire à faire d’un entrepôt une salle de concert, il leur fallut passer des permis poids lourds. Autant de savoir-faire qui allait typifier ces associations de fait qui allaient donner les Sound Systems, groupes informels de 5 à 20 personnes.
Texte en version intégrale à consulter ici
Free party : une aire de Je(u) dans l’air du temps
Free Party : an Ego Trip Fête Zone Nowadays
Réfléction par Christina Gicquel
La free party est un regroupement hétérogène d’individus, une manifestation incertaine et éphémère où les statuts et les rôles sociaux s’abolissent. L’important pour les participants est de chercher à vivre un temps privilégié au cours duquel il s’agit pour chacun de s’accomplir en tentant de dépasser ses propres limites.
Malgré la transgression, cette expérience individuelle ne s’inscrit pas dans un programme en rupture avec la société. La free party est plutôt une zone d’autonomie temporaire qui donne aux « teuffeurs » le sentiment d’exister.
1. Une communauté émotionnelle ou la virtualité de la free party
1.1. Une communauté insaisissable
Dans un premier temps, il s’agit de se pencher sur le sentiment communautaire ainsi que sur les différents mécanismes qui le font émerger dans nos sociétés individualistes. Comment expliquer l’imaginaire communautaire aujourd’hui étant donné que l’imaginaire représente un rapport social idéal, la façon dont est pensée l’existence sociale, un lieu où se résolvent les tensions entre ce qui est et ce qui pourrait être ? La communauté « free » se différencie de la communauté traditionnelle car il ne s’agit pas d’être lié à un groupe par obligation ni d’avoir une position immuable. L’agrégation des individus se fait sur un mode affinitaire et non par filiation ou dépendance à une tradition ou à une classe sociale déterminée.
À la suite des entretiens et des questionnaires réalisés, on constate que la communauté est imaginée. Les individus n’y croient pas mais font « comme si ». Sans cette fiction nécessaire, la fête est impossible. L’important est la relation en soi. Les rencontres sont incertaines et éphémères, juste le temps de « l’éclate ». Pierre explique « c’est sur le moment. Je n’ai jamais véritablement gardé de contact. Tu te rends compte que c’était juste un délire ». Or comme le souligne Durkheim, « si l’on appelle délire tout état dans lequel l’esprit ajoute aux données immédiates de l’intuition sensible et projette ses sentiments et ses impressions dans les choses, il n’y a peut-être pas de représentation collective qui ne soit délirante ». Malgré la présence physique et synchronique des individus, le mode relationnel se rapproche de celui des Internautes. Les participants communiquent et se « zappent » aisément. Ils peuvent être proches et anonymes. Emma explique que « tout est relatif, t’y vas surtout avec tes potes. Tu rencontres du monde sur place et c’est tout. J’ai des photos où je suis dans les bras de gens que je ne connais pas. On est content. Je sais que je ne vais pas les revoir. C’est la sensation de bien-être à un moment et c’est tout. C’est un peu comme sur le Net. Tu discutes avec des gens que tu ne vois pas forcément. Ca va, ça vient. Tu prends du plaisir et tu fuis le reste ». On retrouve de nombreuses similitudes avec le « Cyberespace » et le mouvement des hackers qui souhaitent constituer une « TAZ », c’est-à-dire, une zone d’autonomie temporaire au cœur d’un système. Les participants évoquent souvent ce terme, utilisé par le philosophe américain Hakim Bey, pour décrire la free party.À l’instar de la « Déclaration d’indépendance du Cyberespace », décrite par John Perry Barlow et diffusée sur la toile, on observe la volonté d’être insaisissable, de posséder un espace-temps propre, « extra-ordinaire », en dehors et au-dessus de la quotidienneté, de créer un monde ouvert dépassant les privilèges, les barrières physiques, genrées et sociales ainsi que le désir de détourner les droits de propriété. Les institutions, les bureaucraties et les logiques marchandes sont critiquées de manière générale et de manière plus vive chez les « activistes » - car il existe différentes formes d’engagement - pour lesquels l’éthique est centrale car elle modifie le rapport avec les institutions, avec l’Institution.1.2. Des populations hétérogènes
La free party est populaire mais ne symbolise pas une pratique attachée à une catégorie sociale déterminée. Elle est un regroupement hétérogène d’individus. Sur plusieurs points, nous pourrions penser qu’elle représenterait la « culture du pauvre »1 et que son éthique traduirait l’éthos de la classe populaire. Il est vrai que l’on retrouve la priorité à l’aisance, la débrouillardise, la camaraderie ainsi que la séparation entre « eux » et « nous ». Le jeu du « chat et la souris » entre les participants, les organisateurs et les forces de l’ordre rappelle l’art du « débinage » représentant un moyen d’échapper au poids de l’autorité, de la détourner, de la contester et de la ridiculiser. On observe aussi une défiance envers les politiciens, une critique de l’argent, un « je-m’en-fichisme » de jeunes qui, vivant dans l’incertitude ou la précarité, cherchent à oublier leurs soucis jusqu’à s’oublier eux-mêmes.
Cependant, la free party réunit des individus aux trajectoires sociales variées. De plus, l’intérêt de ces rassemblements n’est pas de revendiquer une appartenance mais, au contraire, d’effacer les statuts et les rôles sociaux. La mise en scène et le son techno favorisent aussi l’abstraction et le détachement à un territoire. La hiérarchisation est davantage concentrique que pyramidale. Une free party, « ça se mérite », nous dit un organisateur en ajoutant que « ce n’est pas fait pour n’importe qui. Il faut la tenir, une nuit, plusieurs jours. Il faut une certaine force et motivation ». De quel mérite peut-il bien s’agir étant donné qu’il semble ne pas pouvoir se fonder sur le statut social ou sur l’argent dans le cadre de ces fêtes libres à tous et gratuites ? Le mérite devient alors l’équivalent de l’effort et de l’intentionnalité. Il est l’expression ou le résultat de la personnalité. Ainsi, le plus méritant devient le plus audacieux, le plus volontaire dans une période où l’initiative personnelle est demandée dans tous les domaines de la vie sociale. C’est pourquoi, les consommateurs passifs des loisirs institutionnalisés apparaissent quelquefois mous, frileux ou sont comparés à des « moutons ». Les teuffeurs, en s’écartant de la norme et en recherchant l’aventure, deviennent exceptionnels.1.3. Les modes d’engagement
Trois grands modes d’engagement aux frontières poreuses ou éventuellement idéalisées se dessinent.
Les activistes
Ils représentent les organisateurs et les plus militants. Les plus radicaux adoptent un mode de vie nomade centré sur la free party ou bien vivent dans des squats artistiques ou en communautés et sont appelées les « travellers ».N’ayant pas eu la possibilité ni la chance de les suivre, mon travail reste lacunaire sur ces « tribus technoïdes ». D’autres forment un collectif et cherchent à dialoguer avec les pouvoirs publics afin de maintenir l’éthique et l’esthétique de ces soirées. Ils souhaitent également défendre ou réinstaurer le « droit à la fête » dans nos sociétés de loisirs. Christophe du collectif Korng’heol en Bretagne explique qu’être activiste, c’est politique et que « notre mouvement ne veut pas avoir de lien avec le profit mais être plus social ».
Les entrepreneurs
Les entrepreneurs artistiques souhaitent se professionnaliser dans le milieu musical et culturel techno, devenir deejay, organisateurs de soirées ou bien encore monter un label. Pour certains, la free party a pu servir de tremplin, de « détournement professionnel » permettant l’accès à un domaine de compétence de manière autodidacte sans passer par les écoles onéreuses d’ingénieurs du son ou de réalisateurs. Le tissu associatif est très investi car il permet éventuellement une insertion professionnelle. Outre le désir de reconnaissance et le paradoxe entre le désir de professionnalisation et d’authenticité de ces « musiciens de l’underground », les milieux alternatifs offrent la possibilité de s’insérer de manière subversive et de faire carrière sans transiter par les structures institutionnelles dont les logiques ne favorisent pas toujours l’égalité des chances. Ces acteurs oscillent entre une vision romantique de l’art et le désir d’être des travailleurs indépendants en montant une « entreprise entre potes » régulée par le relationnel et les cooptations, rappelant les musiciens danse de Howard Becher (1985) ou la thèse de Pierre-Michel Menger (2002) selon laquelle les activités de création artistique ne sont plus l’envers du travail mais peuvent être l’expression des métamorphoses du capitalisme, du « nouvel esprit du capitalisme » privilégiant l’innovation, l’autonomie, la créativité, l’engagement personnel, la flexibilité à une organisation bureaucratique contraignante et rigide.
Les entrepreneurs commerciaux cherchent à gagner de l’argent, à faire du « business » sans éprouver un intérêt particulier pour ces manifestations tels que les camelots ou bien, pour les plus critiqués, les « racailles » venant écouler, à la criée ou de manière agressive, des drogues. Ces « indésirables » sont accusés de briser l’image et l’ambiance et restent en périphérie du cœur de la fête, du « dance floor ». Ils semblent aussi avoir une fonction de bouc émissaire renforçant l’intégration du groupe des teuffeurs qui invente des rites de purification par lesquels il chasse « l’impur ». C’est aussi une manière de se déresponsabiliser. Michel Fize remarque que le bouc émissaire est tellement responsable qu’il n’y a plus de responsabilité pour personne d’autre [Fize, 1992].
Les affectifs
Ils sont principalement motivés par la fête elle-même et le plaisir qu’elle procure. Il s’agit avant tout d’une nouvelle expérience. Ils s’intéressent faiblement ou pas du tout à la dimension contestataire de lafree partyportée par les activistes agacés par l’indifférence des individus consommateurs de la fête qu’ils qualifient de « technotouristes » ou de « free parteux », venant uniquement pour se « défoncer la gueule tranquillement ».Malgré ces différences, les individus évoquent« l’harmonie », le « côté naturel à être ensemble ».Ils parlent de« fraternité ».La clandestinité de ces soirées et leur illégalité favorisent la complicité entre des êtres qui partagent un événement commun. Les plus investis obtiennent davantage d’informations, possèdent desflyerssur lesquels est inscrit le numéro d’une boîte vocale diffusant des indices sur le point de ralliement où une voiture pilote vient chercher le convoi menant au lieu de la« teuf ».
1.4 Le rapport à l’argent
Le rapport à l’argent modifie les rapports individuels. L’entrée est libre. Aucun prix n’est imposé. Les organisateurs peuvent demander une participation. Pour Christophe, la gratuité entraîne des abus alors que« la participation financière, la donation, ça instaure le respect. Avec la gratuité totale, les gens deviennent irrespectueux alors que la participation ouvre une nouvelle forme d’implication. C’est donner de manière volontaire, c’est tendre la main, c’est une forme de reconnaissance et d’échange plus humain. La liberté de la free party, c’est la possibilité de se poser sans oppression, sans organisation préalable auprès de l’État. C’est faire éclater les obstacles des barrières sociales. C’est la volonté de mélanger les gens et les genres. C’est un peu comme le principe de l’uniforme scolaire. On est tous différents mais tous pareils et c’est la vraie personnalité qui s’exprime et non les apparences ».
Dans nos sociétés de consommation le manque d’argent peut être une barrière à la satisfaction d’un désir, à la réalisation d’un projet, à l’épanouissement et l’accomplissement personnel. Il représente la mesure entre les « gagnants » et les « perdants » provoquant des blessures narcissiques profondes. Pour Patrice, le principe de donation, « c’est bien, c’est comme si on était invité ». Les relations sont plus conviviales et amicales car le « don est un symbole performateur en quelque sorte des relations de personne à personne, catalyseur et marqueur d’affinités élues ». La free party questionne le lien social, le droit de disposer de soi et le devoir d’appartenance à une société, les limites entre le libre et le lié, le privé et le public, l’individuel et le collectif. Elle révèle la complexité et les injonctions contradictoires de nos sociétés modernes à « double face », méritocratique et démocratique.
En participant à ce genre de soirée, les individus se distinguent des autres, se singularisent, ont un sentiment de toute puissance renforcé par la transgression et la prise de produits psychotropes stimulants. Les drogues consommées possèdent un effet euphorisant et favorisent l’empathie. Les individus expliquent qu’il existe une énergie « anonyme » et même si « tous les autres sont occultés, ils ne sont pas absents. Sinon, l’expérience serait impossible ». Il s’agit, à présent, de se pencher sur cette énergie, sur cette « ambiance », cet « Esprit » qui semble improbable dans les loisirs officiels critiqués et rejetés.
2. Dépassement des limites ou la free party comme expérience
2.1. Free party et discothèque
Le mouvement techno ne se réduit pas aux free parties. La recherche de communion ainsi que la consommation de drogues de synthèse ne sont pas propres à ces rassemblements. Pour comprendre leur spécificité, je suis allée à la rencontre d’individus qui se disent « clubbers », c’est-à-dire qui se rendent dans d’immenses clubs pour goûter au plaisir de la transe, emportés par la puissance des basses martelantes et vibrantes. Laurence a été complètement séduite par le Cap’taine. Il s’agit de l’un de ces nouveaux « temples de l’extase » [Vanthournout, 2001] situé à la frontière belge dans lequel se pressent en masse des milliers de Français. Elle apprécie l’ambiance « gay », « happy » ainsi que la présence de « gogos dancers ». Perchée sur des chaussures aux semelles compensées, elle porte une tenue sexy, colorée, des piercings et des tatouages. Dans cet endroit, elle oublie durant quelques heures tous ses soucis. Elle s’éclate. Elle se sent valorisée, décomplexée et ose s’affirmer sans avoir peur d’être jugée car elle a le sentiment d’appartenir à une même communauté. Sur ce point, son témoignage rejoint ceux des teuffeurs. Cependant, elle trouve que les free parties sont plus extrêmes, sombres et froides. Les dimensions spatio-temporelles sont différentes. L’excès, la démesure et l’effort ne sont pas d’intensité équivalente. La free party « arrache », se déroule « à l’arraché » impliquant un rapport de force et le fait d’aller jusqu’au bout de ses limites. Yoann apprécie la « teuf » parce qu’elle demande de faire un effort. Elle n’est pas « pré-mâchée ». Il ajoute, « t’as pas le stress. T’as le temps quoi. T’as personne qui vient te faire chier. T’es libre. T’as pas d’heure. Tu ne dois pas dégager à 6h00. Non, c’est toi qui décides quand t’en as eu assez ». L’attrait repose sur l’aventure, la surprise mais aussi l’impression d’être maître d’un territoire et d’un événement.
Pour définir la free party et leurs motivations, les individus effectuent spontanément une comparaison avec la discothèque, critiquée pour la sélection à l’entrée, la discipline et les logiques de rentabilité. Ils ont le sentiment d’être emprisonnés, parqués, réifiés et soumis en permanence aux regards inquisiteurs des autres. Étant un espace clos et délimité, aucun débordement n’est possible et les rappels à l’ordre sont constants. L’action est canalisée, limitée alors qu’en free partyles limites et les cadres explosent et « tout est possible. Autre chose est possible », rappelant la thèse d’Alain Ehrenberg (1998) selon laquelle le partage entre le permis et le défendu décline au profit d’un déchirement entre le possible et l’impossible transformant profondément l’individualité contemporaine et les modes de régulation.
Avec le déclin de l’Institution et des grands récits, les individus deviennent de « purs » individus, sans guide et responsables du sens de leur existence. La participation aux free parties permet, non seulement, une revalorisation narcissique de soi mais instaure aussi un sentiment de maîtrise et de toute puissance. Elle possède une dimension thérapeutique, représente un soulagement, une « soupape de sécurité », une « expérience vitale ». L’attitude des individus rencontrés oscille entre abandon et amélioration de soi, entre rejet de l’institutionnel et institution de soi. En discothèque, les différences ne s’abolissent pas. L’architecture et l’organisation ne permettent pas l’émergence d’un sentiment collectif. Le temps de la soirée est aussi délimité, mesuré, compté. On retrouve alors la critique du « temps de l’horloge, caractéristique de la grande industrie, tant capitaliste qu’étatiste » [Castells, 1997, p.157] par lequel le comportement humain est soumis à un programme ou un calendrier raréfiant l’expérience hors du cadre institutionnalisé. La critique la plus acerbe se porte sur le videur. Pour entrer en boîte de nuit, les individus subissent un examen de passage avec le risque d’être refoulés s’ils ne correspondent pas aux critères sociaux, physiques ou vestimentaires. Le refoulement stigmatise, exclut et provoque des blessures narcissiques.
Outre la discipline, le poids des apparences persiste alors qu’en free party les individus expliquent qu’ils peuvent se « lâcher ». Ils se dépouillent de leur Moi socialisé et ont le sentiment d’être plus libres et authentiques. La question du regard est récurrente dans nos sociétés démocratiques où les individus réclament reconnaissance et respect et où la question de la discrimination est vive voire centrale. Le regard est ce qui peut donner ou briser la valeur de l’individu, lui confirmer ou lui ôter son existence sociale, l’impression d’appartenir à une « commune humanité2 ».2.2. Faire la fête
La disposition scénique de lafree party se distingue de celle du concert ou du spectacle. La débrouillardise et l’horizontalité prévalent et le « star system »est critiqué car il représente un obstacle au désir permanent d’action, d’égalité et d’originalité. Lafreeest une fête et plus encore le désir de « faire la fête ». Quel sens donner à cette différenciation ? La « free est un antispectacle »,nous dit Sophie de l’association de Technopol, organisatrice de la Technoparade. Les« teuffeurs »accusent le spectacle de n’être que le simulacre de la fête et de la réifier. Edgard Morin explique que la culture de masse fait disparaître la fête pour la transformer en spectacle où il n’y a plus de présence physique mais uniquement psychique. Le corps est absent et l’unité de la culture folklorique, archaïque, de lieu et de temps éclate.
Avec la free party il ne s’agit pas d’assister à un spectacle mais bien de « faire » la fête qui est alors une « sculpture vivante collective » [Gaillot, 2000, p.49]. Les participants veulent influer, construire l’événement, y apporter une « touche personnelle » et ne pas être simplement des consommateurs passifs et anonymes comme le ressent Fabrice quand il dit : « J’écoutais aussi du rock, du métal, mais cela ne me correspondait pas. Je n’étais pas concert. Voir des gros bourrins sur la scène faire de gros pogos, ce n’était pas mon truc non plus. Je ne vois pas le plaisir de payer deux cents balles pour aller se faire tabasser la gueule. En plus en concert, il n’y a pas de communication si tu paies ton entrée, tu bois, tu fais ton pogo et tu repars. Le son est partout et c’est à sens unique. T’as un artiste qui s’exprime, ton pogo et tu repars ».
Le spectacle instaure une certaine hiérarchie entre le public et l’artiste qui le surplombe. L’espace scénique du spectacle trouve son origine dans le début de l’Occident judéo-chrétien. Il fait référence à la disposition spatiale de l’église dans laquelle l’autel est surélevé puisque le prêtre est la voix de Dieu sur Terre. Il prêche. Il est le seul à être actif, à s’exprimer. Ses fidèles sont passifs, reprennent des refrains en choeur et « sont disposés à recevoir la Vérité (...), il y a alors une verticalité entre le monde de l’Au-delà et celui d’Ici-bas » [Gaillot, 2000, p.53]. L’axe vertical se différencie de « l’horizontalité du paganisme ». Les stars sont des « Olympiens » (Edgard Morin), ces « demi-dieux », inaccessibles et vénérés par leurs fans. La fête permet un renversement des rôles, l’explosion de soi et toute référence à ce mot « évoque ou signifie épanouissement, éclatement, soudaine remise en question, moment chaud chargé d’émotion ou d’affectivité » [Villadary, 1968, p.13]. Elle ne prend sens qu’en comparaison avec la vie quotidienne et « en aucun cas le phénomène fête ne saurait être saisi comme phénomène en soi pouvant être analysé indépendamment du contexte social qui lui donne naissance et signification » [Villadary, 1968, p.13]. Pour François, jeune Rennais rencontré au Transmusicales « off », « on vit dans une putain de société, c’est la misère, j’en ai plein le cul. Il n’y a que là que je me sente bien. J’arrive là, j’m’en fous plein la gueule, j’rencontre du monde, j’fais plein de choses et je suis heureux. Tu peux t’exprimer, tu te dégommes, tu sors tes vérités, t’es dans le noir et c’est ça qui est bien ».2.3. Prise de risques et quête de performances
La circulaire ministérielle de 1995 qualifie ces manifestions de « soirées à hauts risques ». Qu’est-ce qui pousse des milliers de jeunes à se risquer en free? La prise de risque provoque de fortes sensations et une intensité d’être, recherchées par les individus. La transgression et l’inconnu poussent à l’adaptation et à l’innovation. Le système D est valorisé et l’acte ordalique est un test, une manière de savoir ce qu’ils ont « dans le ventre ». Lafreeest une aventure, une expédition, un « stage de survie où les galères sont constructives car elles t’apprennent des trucs. C’est excitant par rapport aux soirées classiques » signale Fabrice. Pierre a été séduit par « les endroits, les lieux où l’on n’est pas censé écouter de la musique. C’est le côté surprise. Tu pars en mission ».
Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, les teuffeurs, même dans la boue, n’abandonnent pas. Les participants sont comme ces « nouveaux aventuriers qui cherchent à vivre un temps privilégié, loin des habitudes et du confort de la vie quotidienne, mais en payant le prix fort, c’est-à-dire, le risque de l’accident ou de la mort ». Comme les sportifs de l’extrême, ils combattent contre les autres et contre eux-mêmes, se défoncent, s’éclatent et recherchent des sensations vertigineuses. Ils défient les murailles d’enceintes crachant des milliers de watts. Ils provoquent le deejay et veulent que les basses soient plus martelantes, que « ça pète », que ça aille toujours plus loin, toujours plus haut (plus perché), toujours plus vite.
L’absence de message ainsi que le mélange de sonorités différentes permettent l’évasion au-delà des différences sociales. Le son possède un caractère universel, cosmopolite, syncrétique. Les droits d’auteur sont niés. Tout est récupéré, déformé, recomposé. L’absence de norme de production démocratise aussi l’accès à la création. N’importe qui peut devenir un deejay autodidacte. Pierre est attiré par les musiques électroniques parce qu’il n’y « a pas de texte. Je n’ai jamais aimé les trucs chantés car ça renvoie trop à une personne, ça personnifie trop. Je ne veux pas qu’on m’impose une identification. Je veux que ce soit mon trip, mon délire propre, ma hargne personnelle, mon vécu. C’est très personnel ». C’est pourquoi analyser la free party sans tenir compte de son aspect très individuel est une erreur. Pour Emma, la free party est le « seul lieu qui me permet de m’éclater, de m’exprimer. De ressentir des choses en teuf ou ailleurs, c’est l’expérience qui compte, la découverte d’autre chose. C’est ça que je recherche dans mon quotidien. Je participe à des teufs mais je ne me considère pas comme teuffeuse. C’est très personnel, tu cherches ta balle avec les autres. Tu les sens proches mais c’est juste parce que tu partages un truc en commun avec eux. C’est simple, tu bouffes un prod, tu te stimules avec les autres mais ton plaisir, celui que tu ressens est propre à toi et quand tu danses devant le son, ta claque c’est la tienne même si tu sais que les autres vivent la même, c’est la leur, tu vois. C’est la même sensation, la même émotion mais c’est ton émotion dans celle des autres. Tu partages avec les autres mais tu prends ton plaisir dans tes sens, dans ton corps. C’est un partage qui te ramène à toi finalement ».
Le son techno est considéré comme du bruit, une entrave au dialogue. Pour certains riverains, il représente une coupure, un repli sur soi. Ils comparent les participants à des « autistes enivrés par le bruit d’une musique déshumanisée ». Le bruit peut être perçu comme un rejet mais aussi comme un désir de visibilité. Il est un moyen d’affirmer sa présence, son existence. À l’instar des rappeurs, les teuffeurs encouragent à faire du bruit pour montrer qu’il y a « du monde dans la place ». « Just do it », mot d’ordre également des « travellers » reste, pour la plupart des participants, la finalité de la « free ». Le faire tout simplement. Patrice et Eric étaient fiers parce qu’ils y étaient. Ils l’ont fait simplement et gratuitement sans objectif et sans penser aux conséquences. « I did it » est le slogan d’une nouvelle forme d’activité publicitaire, de performance autistique, forme pure et vide et défi à soi-même, qui a remplacé l’extase prométhéenne de la compétition, de l’effort et de la réussite. Le marathon de New York est devenu une sorte de symbole international de cette performance fétichiste, du délire d’une victoire à vide, de l’exaltation d’une prouesse sans conséquence. J’ai couru le marathon de New York : I did it ![...] Le marathon est une forme de suicide démonstratif, de suicide publicitaire : c’est courir pour montrer qu’on est capable d’aller au bout, pour faire la preuve.... la preuve de quoi ? Qu’on est capable d’arriver. Les graffiti eux aussi ne disent rien d’autre que : Je m’appelle Untel et j’existe ! Ils sont une publicité gratuite par excellence ! Faut-il continuellement faire la preuve de sa propre vie ? Étrange signe de faiblesse, signe avant-coureur d’un fanatisme nouveau, celui de la performance sans visage, celui d’une évidence sans fin » [Baudrillard, 1986, pp. 25-26].
La médiatisation de la « free », accusée d’être la cause principale de sa désintégration, a aussi participé à la reconnaissance de ce mouvement. « On a commencé à parler de nous, de ce mouvement là et moi le fait d’en appartenir, c’est excellent. On commençait à en parler au journal de 20h00. Tu voyais, tu lisais des trucs sur la teuf alors que, toi, tu y étais. C’est un peu comme croiser une personnalité dans la rue. Tu sens que tu es présent dans ton époque. Oui, c’est surtout l’impression d’exister [...] je me sentais comme un privilégié. Je sentais qu’on vivait quelque chose qui allait rester dans l’Histoire et qu’il fallait vivre, comme...je regrette de ne pas avoir vécu des trucs comme mai 68, des choses qui ont marqué une époque. Ouais, le fait d’exister, que ton existence soit reconnue dans une époque, que tu ne sois pas anonyme. C’est une fierté », explique Nicolas.
Le style vestimentaire ainsi que les modifications corporelles telles que les piercings et les tatouages marquent une appartenance à un groupe mais sont aussi des « signes d’identité ». D’abord signes d’appartenance à une communauté ou signes stigmatisant les prostituées ou les voleurs, les modifications corporelles ne sont plus aujourd’hui la marque d’une dépossession, d’une infériorisation de soi mais celle d’une souveraineté personnelle. La peau est aussi un espace d’individuation. Les modifications corporelles, plus ou moins extrêmes, impliquent le franchissement d’un cap, un moyen de « s’auto-engendrer », de grandir, de muer. On constate aussi la recherche d’un corps perfectible.2.4. La consommation de drogues
L’utilisation de drogues dans le cadre d’un rite, d’une cérémonie ou d’une fête n’est pas spécifique aux free partieset à notre époque. La question ne concerne pas directement la consommation de drogues mais les usages, les effets escomptés ainsi que sa représentation dans un contexte culturel particulier. Les produits psychoactifs ingérés sont comparés à des« vitamines », de la« caféine améliorée », des« stimulants »permettant de tenir le coup, de surmonter les limites physiques, biologiques d’un corps éventuellement défaillant mais aussi aidant à connaître les potentialités de celui-ci. Ces produits sont également qualifiés de« bonbons », de« cachetons »- renforçant la dimension thérapeutique et« médicinale »- de« prods ». L’emploi même du mot produit est assez troublant dans le sens qu’il implique une certaine recherche de résultat ainsi qu’un désir d’autocréation comme volonté de production de soi. Les individus cherchent à s’autoproduire sur le plan collectif et artistique mais aussi personnel et même « autobiographique ». Ils se revendiquent autodidactes, désirent l’autonomie et l’autogestion. Les produits psychotropes apportent aux individus la sensation non seulement d’un bien-être mais plus encore d’un mieux-être. Ils représentent ce petit « plus » qui maximise le plaisir et renforce l’impression de puissance, d’être doté d’un pouvoir supérieur. Par exemple, Bastien a des « muscles qui poussent »devant le son. Fabrice explique qu’avec les « prods ce qu’il y a de bien, c’est que t’as pas sommeil, t’es en forme. Tu profites plus de ta soirée, t’as pas la gueule de bois le lendemain, c’est le côté, super pouvoir ».
Les produits consommés en free party appartiennent à la famille des substances chimiques psychoactives. Ils s’agit de psychotropes dont les effets influencent et améliorent l’humeur. Les plus absorbés sont le LSD, l’ecstasy, la cocaïne, les amphétamines et le speed sans écarter néanmoins les champignons, la kétamine, anesthésiant vétérinaire, et l’héroïne. Pour Emma, « Ça t’ouvre vachement. C’est surtout l’expérience. C’est une expérience à vivre, à faire au moins une fois dans sa vie. Ouais, il faut au moins goûter aux produits une fois dans sa vie. Je ne sais pas. Tu sens mieux les choses, t’entends mieux. Ca t’ouvre à de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons. T’apprends des trucs sur toi, sur ton corps. Tous tes sens sont en éveil, c’est très physique, très tactile. Ça te multiplie, c’est potentialité maximum de tout ».
Drogue, sexe, rock’n’roll et mysticisme caractérisent les années 1970 mais qu’en est-il aujourd’hui ? Dans les années 1980 apparaissent de nouvelles drogues de synthèse aux effets plus stimulants qu’hallucinogènes. L’opium ou l’héroïne ne sont pas forcément absents mais leur consommation est rare ou discréditée : « tout sauf de l’héro », « un peu de tout mais pas de l’héro », « tout sauf un aller sans retour avec crack, coke », « ça dépend mais pas du pique-veine ». L’héroïne conserve l’image de la drogue dure, sale, de la déchéance, de la dépendance, du sida. Elle représente la drogue de la rue, de la marginalité et de la désocialisation. Au contraire, l’ecstasy s’avale comme un cachet d’aspirine. Les individus « gobent » non sans rappeler certains troubles alimentaires et leur rapport à l’oralité comme source de satisfaction comblant un manque ou donnant l’impression de maîtrise. À l’instar des buvards de LSD, les cachets d’ecstasy possèdent des noms de personnages de films, de dessins animés et font référence à des jeux, des marques. Certaines publicités utilisent aussi l’imaginaire toxicomaniaque pour vanter les mérites de produits. Comme les « alicaments », mot valise contractant aliment et médicament, « la performance s’achète. Il suffit de consommer les bons produits » [Queval, 2004, p.270].
Les produits de consommation sont de plus en plus fréquemment enrichis de quelque chose, possèdent un ingrédient en « plus » favorisant la santé mais aussi le plaisir et l’intégration sociale et relationnelle. Que cela soit pour des sodas, des chaussures ou des aliments, les publicitaires usent allègrement de cette métaphore, invitant et encourageant les consommateurs à vivre leur vie pleinement, à se dépasser, à être original, à oser, à s’éclater, à être « fun ». Les conduites dopantes envahissent tous les domaines de la vie sociale. Le Viagra évite les risques de panne et d’impuissance, la DHEA permet de rester jeune et en forme, les antidépresseurs « boostent » la relation afin de se maintenir dans la course relationnelle.
La temporalité même de la free se différencie des soirées officielles,« tu fais la teuf pendant deux jours ou plus quand c’est un tekos. Tu danses, tu ne bouffes pas trop. Tu ne dors pas et les prods ouais, ça te fait prendre ton pied et ça t’aide aussi à tenir, c’est magique ! » explique Yoann. Il s’agit d’aller au-delà, en« after ». La représentation idéale de l’individu souverain dans l’imaginaire collectif produit paradoxalement son « propre poison social collectif » [Marcelli, 2004].
Les individus se déifient, se sacralisent et régénèrent l’estime d’eux-mêmes, même si pour cela, ils disqualifient le lien social. Le refus de la limite semble être le signe du désir de perfectibilité, de progrès, d’une avancée. L’accomplissement dans l’Antiquité est entravé car Dieu est parfait, immuable et le monde est fini et achevé. L’ordre des choses et des hommes est fixé, délimité et l’existence humaine englobée, surplombée. Au contraire, la Modernité, très succinctement, peut être caractérisée par l’idée de mouvement, d’action, de dynamisme, de maîtrise et de volonté. Cependant, cette exigence d’engagement et de responsabilité individuelle quand « aucune loi morale ni aucune tradition ne nous indiquent du dehors qui nous devons être et comment nous devons agir » peut être pesante pour l’individu sommé d’être l’entrepreneur de son existence. La consommation de drogues exprime le désir d’être Sujet mais aussi la difficulté à l’être.
3. Free party et institution
3.1. Être temporairement à l’écart de la société
Les lieux institutionnalisés sont rejetés parce qu’ils ne permettent pas le franchissement des limites. Ils peuvent aussi stigmatiser. Le problème des free parties repose sur l’articulation entre les conjonctures actuelles d’individuation et l’inadéquation des structures. Les free parties sont paradoxales car elles lient critique et apologie de la performance. Les discours des activistes possèdent une dimension morale. Ils veulent défendre des espaces de liberté contre l’emprise des logiques du marché, contre la réification de l’espace, du temps et des relations humaines. Ils souhaitent maintenir des « biens de reconnaissance situés hors épreuves, hors mérites, hors performances afin que la performance n’envahisse pas la totalité de la vie sociale et de la subjectivité » [Dubet, 2004].
À la suite des observations et des entretiens, on peut également penser la free party comme avatar de l’idéologie de la performance en tant que modèle d’accomplissement de soi. La transgression crée un plaisir, une surprise. Elle sacralise, singularise et élargit le potentiel des individus mais disqualifie le lien social. Ne trouvant plus de réponse ou de modèle dans le cadre institutionnel, les individus produisent leurs rituels « sauvages ». Les non-adeptes ne comprennent pas que des jeunes socialement insérés la semaine se transforment en fauves hurlant et titubant en fin de semaine. En effet, malgré la transgression, la majorité des participants ne souhaitent pas une rupture radicale. Ils ne sont ni dehors, ni contre la société mais veulent être « à côté ». Cet écart temporaire peut permettre une meilleure insertion. Pour les participants, cette zone d’autonomie est vitale pour les raisons que nous avons évoquées. Les pouvoirs publics parlent de « zone de tolérance ». Pour M. Gauthier, médiateur à la Direction régionale de la jeunesse et des sports de Châlons, « il y a toujours eu des zones de tolérance mais la société ne peut pas fonctionner avec des fêtes où tout est permis pendant quelques jours. Une société ne peut fonctionner que si de temps en temps il y a des soupapes de sécurité qui permettent de lâcher la pression et après on repart. Pour cette population, c’est une soupape pour repartir ensuite dans une société avec toutes ses contraintes et de les intégrer correctement ».3.2. La valse-hésitation des politiques
La législation desfree parties est légitimée par des motifs humanitaires indiscutables. Les politiques avancent des raisons de santé publique pour justifier leurs mesures et les faire accepter, après de longs mois d’imbroglio politico-médiatique entre les différents partis. Le député RPR Thierry Mariani devient un « entrepreneur de morale », soutient l’amendement du ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant permettant la saisie du matériel de sonorisation des organisateurs. Cependant, il y a peu d’accidents graves par rapport au nombre de personnes réunies dans ces fêtes. On peut s’interroger sur les motivations de Bernard Roman, président des commissions des lois à l’Assemblée lorsqu’il suggère de « laisser l’été avant de trancher », de valider ou de révoquer cet amendement. La période estivale est le moment pendant lequel s’organisent de nombreuses free parties et« teknivals »dans toutes les régions augmentant la probabilité d’un accident. Deux accidents surviennent le week-end du 7 et 8 juillet 2001 et relancent le débat. Les teuffeurs sont écœurés par les revirements des politiques. Daniel Vaillant déclare son soutien le 2 mai. Le 14 mai, il se déclare favorable à cette mesure devant le Sénat. Il choisit la fermeté et décide de maintenir la confiscation du son en cas de non-déclaration préalable. Le 30 mai, l’amendement est adopté par le Sénat. Le 28 juin la suppression de l’amendement est votée avec quelques voix d’écart. L’adoption définitive de cet amendement est votée le 31 octobre.
La première manifestation de teuffeurs a eu lieu le 24 mai 2001 dans plusieurs grandes villes telles que Paris, Lyon, Toulouse ou encore Marseille. Ils sortent de l’ombre et organisent la résistance. Ils dénoncent une démarche « anti-jeunes » et un « accès de démagogie sécuritaire à des fins électorales »3. Pour Alexis : « si l’on demande d’avoir le droit de danser et de faire la fête, c’est de la politique de rue. Mettre un pied en free, c’est de la politique, mais la force de la techno c’est l’absence de paroles et d’idées politiques droites et définies. C’est faire du bien à son quotidien. C’est de la politique mais pas une politique de parti ». Maxime explique aussi qu’il : « faut s’en foutre du monde politique et des partis ».
Si les free parties représentent une certaine forme de participation politique, de quelle politique s’agit-il ? Les activistes, surtout, se méfient de la politique car ils craignent d’être récupérés. Ce rejet de la politique partisane, « politicienne » sous la houlette d’un candidat, d’une figure phare ne signifie pas pour autant que le mouvement « free » soit « a-politique ». La conception de la politique semble changer. Alain Touraine remarque que « aujourd’hui la politique est sécularisée » [Touraine, 1997, p.299]. Elle connaît des transformations qui apparaissent comme l’expression d’une crise ou d’une dépolitisation. Cependant, il existe toujours des formes d’engagement collectif dont l’enjeu central n’est plus principalement politique ou économique ou social mais culturel. Ce qui est au cœur de la conflictualité c’est la défense des libertés individuelles et des droits fondamentaux. Le conflit semble alors plus déstructuré et moins frontal, c’est-à-dire moins clairement défini. Lors de la manifestation du 24 mai 2001, le slogan principal est : « touche pas à mon son », rappelant le slogan « touche pas à mon pote » de l’association SOS racisme qui est un mouvement d’opinion se définissant : « moins par ce qu’il veut que par ce qu’il combat » [Dubet, 1987].
Je pense que le mouvement « free » appartient à ce genre de mouvement culturel qui lutte afin que les individus puissent se constituer en sujets personnels. Par exemple, l’association SOS racisme ne combat pas au nom « du mouvement ouvrier, ni au nom de la République, ni même au nom des droits de l’Homme, mais au nom d’une expérience de vie centrée sur la sociabilité des jeunes, sur des goûts musicaux partagés, sur la même galère, [sur ce qui] menace ce qui reste de sociabilité, d’amitié, de relations interpersonnelles, de subjectivité autonome... Ce qui domine ce n’est pas la différence mais l’identique, les mêmes conditions de vie, les mêmes sensibilités culturelles, les mêmes goûts, le même look, le même désir d’être sujet » [Dubet, 1987].
En ce qui concerne les free parties, même s’il existe des différences, la racine est identique car apparaît le même désir de subjectivation, de sociabilité et de fraternité. Là aussi, un style de vie est criminalisé. Le mouvement ne possède pas de programme et ne cherche pas à changer la société. Il ne s’élève pas contre elle mais veut s’en distancier quelques instants. Il est davantage fondé sur un mode défensif qu’offensif. L’action des activistes est de résister et « parce que le Sujet n’est jamais triomphant, la démocratie est toujours un effort, une contestation, une volonté de réforme qui ne parvient jamais à constituer une communauté de citoyens. C’est pourquoi la priorité appartient à la libération du Sujet sur le processus politique ; ce qui veut dire que l’objectif réel de l’action démocratique n’est pas de construire une société juste, mais d’étendre les espaces de liberté et de responsabilité dans une société toujours injuste » [Touraine, 1997, p.301]. Une adepte confie à la presse « On ne reproche rien à la société. Tout ce que l’on demande c’est qu’on nous laisse nous lâcher le week-end et nous faire plaisir. On est des purs produits de la société de consommation mais, en même temps, nos idéaux ce n’est pas ça »4.3.3. La réaction des riverains
Pour ne pas paraître trop autoritaire, le principe « d’autorisation préalable » cède la place à celui de « déclaration préalable ». Ce glissement sémantique laisse sous-entendre l’existence d’une certaine égalité entre les différents protagonistes mais aussi la possibilité d’un accord, d’un échange, d’un dialogue permettant d’apaiser les tensions. À travers les entretiens réalisés auprès de « riverains », on comprend que le conflit repose essentiellement sur une question de justice. La difficulté est de pouvoir « vivre ensemble égaux et différents ». La dangerosité supposée des free parties gène moins que le sentiment d’iniquité qu’elles suscitent. Les riverains ne peuvent pas concevoir un traitement différentiel. Pour le président d’une association concernant la vie dans le centre de Rennes,« le problème, c’est le commerce. Dans ces soirées il y a des camelots, des friteries, un débit de boissons, un commerce de façade. Autoriser, ça va créer un sentiment d’iniquité entre les gens qui paient leur patente et les autres ».Pour le Major G. de la gendarmerie de Montfort-sur-Meu,« les raves sous cette forme, ce n’est pas possible. La loi, c’est la loi et il faut qu’elle soit la même pour tous, sinon c’est l’anarchie. Pour certains, des mesures administratives lourdes et pour d’autres, rien ou presque. Comment voulez-vous que celui qui commet une infraction puisse raisonner, que celui qui commet un excès de vitesse ne trouve pas ça contradictoire, absurde. Non pour la cohésion et la cohérence, c’est impensable de laisser faire. Il ne faut pas céder sinon c’est chacun pour soi ».
Les participants souhaitent un espace ouvert à tous, un espace démocratique où tous sont égaux au-delà des différences. Ils recherchent aussi un espace sans limite pour sonder les leurs. Ils prennent d’assaut des terrains et en deviennent les propriétaires pendant quelques heures ou quelques jours. Ils sont les maîtres du jeu et se sentent intouchables. Ils s’appartiennent. Le droit de la propriété privée est un droit sacré, inaliénable et fondamental. Les propriétaires des terrains réquisitionnés se sentent violés, bafoués et méprisés car « c’est par la propriété privée, en devenant propriétaire que l’homme peut accéder à la propriété de soi » [Castel & Haroche, 2001].
Posséder une place, se faire une place pour être reconnu et avoir le sentiment d’exister, ne serait-ce que de façon éphémère, tel est l’apport de la free party. On remarque également, un balancement permanent entre excès et défaut qui met en lumière l’inadéquation actuelle entre les techniques nécessaires à l’individuation et les espaces proposés. On note enfin la difficile combinaison de principes de justice contradictoires ou concurrents comme l’égalité, le mérite et l’autonomie [Dubet, 2006].
Source, bibliographie etc : http://eps.revues.org/pdf/2226
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Quand l’État «crée» ses interlocuteurs
Le ministère de l’Intérieur face aux organisateurs de raves
Par Loïc Lafargue de Grangeneuve - Juin 2008
De manière générale, la littérature sur les «effets de cliquet» porte sur des situations dans lesquelles il existe un foisonnement potentiel d’interlocuteurs des pouvoirs publics; tout se passe souvent comme si ces derniers avaient, en quelque sorte, l’embarras du choix. Les travaux portent alors fréquemment, d’un côté, sur la concurrence entre individus ou groupes qui cherchent la reconnaissance des autorités politiques, et de l’autre, sur les critères de sélection que celles-ci utilisent.
Or, dans certains cas, il arrive que, confrontées à la nécessité de gérer un problème public, les administrations se retrouvent dans la situation inverse : elles n’ont pas d’interlocuteur, ou tout au moins pas d’interlocuteur fiable. Dès lors, il est particulièrement instructif d’analyser la façon dont l’action publique opère pour trouver ou « créer » des interlocuteurs sur lesquels s’appuyer pour traiter le problème. Cela permet en effet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles certains interlocuteurs potentiels sont écartés dès le départ car considérés d’emblée comme non légitimes, et corrélativement, de mieux appréhender la manière dont l’action publique transforme un individu ou un groupe initialement non demandeur en interlocuteur légitime.
Ce cas limite, sur lequel est fondée cette communication, est issu d’une recherche qui porte sur les relations entre action publique et mouvement techno en France. Ce mouvement culturel, notamment dans sa partie la plus engagée (c’est à dire au sein des raves et des free parties, des fêtes souvent clandestines et gratuites), est très lié au mouvement anarchiste et véhicule des idées libertaires hautement revendiquées. Pendant longtemps, il n’a aucune relation avec les pouvoirs publics et demeure caché pour éviter la répression.
Au début des années 2000, les raves connaissent cependant une expansion très importante et sont fortement médiatisées. Elles sont mises sur l’agenda politique, font l’objet d’un article de la LSQ (Loi sur la Sécurité Quotidienne) votée en 2001 et d’un décret paru en 2002. Au début de l’été 2002, une répression massive des raves a lieu, mais celle ci montre ses limites lors d’un teknival (rave géante) organisé à la frontière franco -italienne dans le but d’échapper coûte que coûte au droit français : le ministère de l’Intérieur estime que face à un mouvement déterminé et radicalisé, la répression tous azimuts risque de mettre en danger les participants de ces rassemblements. Il décide alors d’entrer en contact avec les organisateurs de raves pour trouver un compromis.
Or, le ministère de l’Intérieur éprouve de grandes difficultés pour trouver les interlocuteurs pertinents, et ce, pour plusieurs raisons : tout d’abord, les préférences idéologiques des acteurs du mouvement inclinent peu ces derniers à dialoguer avec les autorités politiques, et ce, d’autant plus s’il s’agit du ministère de l’Intérieur; de plus, le mouvement techno est un mouvement éclaté qui n’a pas deleader: il est difficile de faire émerger un représentant de ce mouvement. Pourtant, il existait déjà bel et bien une organisation issue du mouvement techno connue des pouvoirs publics: Technopol, association créée en 1996. Mais celle-ci représente les organisateurs de raves légales, c’est à dire commerciales, un modèle rejeté par le courant libertaire des free parties. Si Technopol est convoqué lors des premières réunions organisées au ministère de l’Intérieur à la fin de l’été 2002, cette association est rapidement mise hors du jeu.
Progressivement, le ministère de l’Intérieur parvient néanmoins à instaurer un dialogue avec les organisateurs de raves clandestines, en tout cas avec certains d’entre eux....
La sélection s’opère à partir d’un principe assez simple a priori : il y a ceux qui s’efforcent de jouer de jeu de la légalité, et les autres. Au fil des mois, puis des années, ce dialogue difficile au début se routinise et le ministère dispose désormais d’un nombre relativement stable d’interlocuteurs réguliers. Cependant, de nombreux problèmes liés aux caractéristiques initiales du mouvement et de ses relations avec les pouvoirs publics demeurent : ainsi, il n’y a
pas de représentant unique, mais plusieurs dizaines d’interlocuteurs qui, à la limite, ne représentent guère plus qu’eux-mêmes. Plus fondamentalement, la confiance réciproque entre représentants techno et pouvoirs publics, nécessaire au bon fonctionnement de la relation, est toute relative: l’État met souvent en doute la sincérité des engagements des représentants techno, et des soupçons pèsent sur leurs liens avec des trafiquants de drogues; à l’inverse, les organisateurs de raves accusent fréquemment les administrations de multiplier les obstacles juridiques à ces rassemblements, et menacent de revenir à des rassemblements clandestins.
Dans une première partie, je reviendrai sur la construction progressif d’un dialogue entre le ministère de l’Intérieur et certains organisateurs de raves (après avoir rappelé les raisons du changement d’attitude du ministère vis-à-vis de ces rassemblements). Dans un
deuxième temps, j’examinerai les modalités de fabrication de la légitimité des représentants du mouvement techno et les débats que suscitent les relations avec le ministère de l’Intérieur au sein de ce mouvement.
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Goa aux portes des métropoles. Communautés transnationales et musique techno
par : Eric Boutouyrie
Il s’agit dans cette contribution de montrer et de comprendre comment Goa fut le lieu d’une double invention au milieu des années 1980 : celle d’un courant musical de la mouvance techno (la « Psychedelic Trance » ou « Goatrance ») et celle de manifestations spatiales inédites (les « parties trance ») reproduites de nos jours aux quatre coins du globe. Dans un contexte postcolonial caractérisé, entre autres, par un métissage des sonorités, l’émergence d’une culture mondiale et un repli identitaire et communautariste, on verra se dessiner des communautés transnationales s’organisant sur fond d’« indianité » et de musique.
Goa, cette ancienne colonie portugaise devenue un État de l’Inde en 1961 et peuplé aujourd’hui de plus d’un million d’habitants, n’est pas seulement un décor paradisiaque pour des touristes en quête d’un Orient que des voyagistes ont couché sur des brochures en papier glacé. C’est également le lieu qui a vu naître au milieu des années1980, un courant musical et un mode de faire la fête tout à fait singulier qui, aujourd’hui, s’observent aux quatre coins du monde selon les dynamiques de la mondialisation des industries culturelles.
C’est en effet sur les plages et dans les forêts tropicales de Goa que sont apparues la « psychedelic trance » et ses manifestations spatiales appelées « party trance ». Depuis, on assiste sous toutes les latitudes à la multiplication de ces fêtes originales souvent en plein air où se mêlent, pour les plus spectaculaires, évènements astronomiques (éclipse lunaire ou solaire), date symbolique (jour de l’an ; passage de saison) et mobilités touristiques (inscriptions du jour de la fête dans un séjour thématique).
Bien entendu, cette transposition d’un mode de faire la fête, cette dynamique qui semble déplacer Goa et son « indianité » aux portes de nombreuses métropoles mondiales, soulèvent quelques interrogations : ces fêtes techno, sur fond d’orientalisation où planent les ombres de Shiva et de Ganesh, ne correspondent-elles pas à la mythification d’une culture par une appropriation symbolique de ses fondamentaux (vêtements, nourritures, musique, mode de vie, etc.) ? En somme, dans un contexte culturel postcolonial 1 caractérisé, entre autres choses, par un métissage des sonorités, l’émergence d’une culture mondiale ainsi qu’un repli identitaire et communautariste, à quelle forme d’acculturation avons-nous à faire ? Et, plus spécifiquement, quels sens donner à ces évènements éphémères où, révolutions technologiques dialoguent avec philosophie new-age, danses extatiques et « sociabilités musicales » (Green, 2000) ?
Tels sont les jalons problématiques qui guideront les pas de cette contribution où, au final, Goa sera envisagé comme le « foyer culturel » (Bonnemaison, 2000) de communautés transnationales qui se définissent à partir d’une musique.
Naissance d’un courant musical et d’une culture
Pendant qu’en Europe les premières rave parties naissent sur fond de répressions policières et d’aventures musicales (Shapiro, 2000), de l’autre côté de l’Océan Indien quelques hippies échoués sur les côtes est de l’Inde inventent une nouvelle forme de réunion nocturne. La forme de l’événement n’a rien d’original, mais le contenu est tout à fait singulier.
C’est sur un terreau de reggae et de rock psychédélique qu’apparaissent les premières pousses de sound systems d’un autre genre. Le musicien et DJ Goa Gil, un des artisans de ce courant, traduit les fondements des parties trance : « So it all started like that. We arrived with guitar, and we’re playing our songs on the beach, and that was the scene in the beginning. Actually, it was relly nice at that time, too. Then it moved through so many things to what it is today. » (Goa Gil, 1997) Ainsi comment est-on passé de ces quelques regroupements sur des plages à des festivals attirant plus de 25 000 personnes aux portes de nos métropoles ? Comment expliquer la diffusion rapide et globale de cette musique et son essaimage au quatre coins du globe ?
À la fin des années 1960, il faut s’arrêter sur une coïncidence entre, d’une part, la légalisation de la consommation du « hashish » à Goa et, d’autre part, un durcissement des lois américaines en matière de consommation de stupéfiants : « the hippies descended in 1968 to sleep on the beaches, partake of the marijuanna weed and generally try to ‘‘get their head together’’ » (Cole & Hannan, 1996). Cette coïncidence, associée au paroxysme du mouvement hippy aux États-Unis avec l’organisation, en août 1969, du festival Woodstock (400 000personnes), explique, entre autres, cette phase mobilitaire qui jeta sur les routes de nombreux contestataires « à la recherche d’une vérité qui passe par le renoncement à toute insertion sociale, le mysticisme et… la drogue. Ces lentes transhumances sont ponctuées d’étapes ayant pour nom Fromentera et Ibiza, Marrakech, Istamboul, Kaboul, Katmandou, Goa… où des colonies freaks mènent une existence précaire. » (Rosenberg, 1990 : 91). Goa devient, par conséquent, une étape pour certains et un terminus pour d’autres. Ce sera le cas pour des personnes comme Goa Gil, natif de San Francisco —l’épicentre du mouvement hippy— qui y déposera ses affaires en février1970 pour y rester jusqu’à maintenant.
Imprégnés de culture psychédelique issue des thèses de Timothy Leary qui prône la prise de LSD pour accéder à des nouveaux états de conscience, Goa Gil et quelques amis décident de mettre fin à leur périple sur une plage de ce minuscule État qu’ils comparaient à Hawaï. Ils traînaient dans leur sillage, outre un attachement à la nature et à la Terre, l’organisation et la participation à des fêtes de hippies appelées « Love in ». Celles-ci se déroulaient comme « un rituel unique qui mêle méditation transcendantale, « voyages » à l’acide ou à la marijuana, musique pop, danse et jeux amoureux » (Rosenberg, 1990 : 89). Ces « Love in » seront donc reproduites sur les plages de Goa dès les années quatre-vingt sur fond de rock, de reggae et de dub planant. Mais leur règne fut assez bref, car, comme à Chicago, Détroit et New York, apparurent les premières musiques totalement composées à partir de synthétiseurs et de boîtes à rythme.
En effet, on peut désigner les années 1983/1984 comme un véritable tournant pour les communautés hippies de Goa et l’histoire de ce courant musical. Un certain « DJ Laurent », un Français très féru d’expérimentations musicales européennes, entrepris un décloisonnement des genres en tentant des mélanges pour le moins inouïs et donna naissance à la « special music », ancêtre de la psychedelic trance. Il s’agissait de marier, non pas des musiques techno, la dénomination n’avait pas encore de consistance, mais un ensemble de genres dont, principalement, de l’EBM (Electro-Body-Music), du hip-hop, du dub et du rock. Les premiers échos de ces mélanges furent négatifs car les hippies n’étaient pas habitués à cette musique « froide » d’origine électronique. Leur culture musicale était plus proche de « Pink Floyd » et des « The Doors » que de « Tangerine Dream » ou « Can ». Puis, les fêtes devinrent plus colorées, plus bariolées.
Un souci fut apporté à la décoration du lieu à partir de peintures fluorescentes. Ce sont les arbres que l’on peignit dans la forêt. Ce sont des toiles en papier peint que l’on tendait sur les plages. Le lieu se parait de vêtements et devenait un élément support de la soirée : « […] we started play electronic dance music all night long, and have blacklights and fluorescent paintings ; this thing that has evolved til now » (Goa Gil, 1997). Vers 1987-1988, le terme « special music » fut remplacé par « trance dance » comme pour signifier les états de transe que la musique devait provoquer grâce à la prise des drogues hallucinogènes. L
es migrations entre l’Europe s’accélérèrent car Goa jouissait d’une réputation où il se passait quelque chose (Belden Mc Ateer, 2002). La musique techno et ses différentes influences firent leur apparition au même moment. Pendant que les capitales post-industrielles (Détroit, Chicago, Berlin, Manchester) dansaient aux rythmes des programmations des machines électroniques et inventaient les rave parties, Goa en faisait de même. À partir de 1988, des Français (Yayo, Dan), des Anglais (Ronald Rothfield, Graham Wood), des Israéliens (Guy Sebbag, Zoo-B), des Allemands (Antaro, Scotty), des Australiens (Ray Castle, Olli Wisdom) et des Japonais (Kuro, Tsuyoshi) reviennent de Goa avec l’intention de reproduire les « trance dance parties » dans leur pays d’origine.
Si bien qu’entre 1988 et 1992, on assiste à une « occidentalisation » de cette musique et à une diffusion de ces fêtes au sein de cohortes de jeunes citadins férus d’expérimentations et bien souvent baignés par une culture musicale rock. 1988, à Paris, est organisée la première « Trance Body Express » sur une péniche louée pour l’occasion (une des premières rave parties en Europe). Suivirent, ailleurs, les premiers festivals comme la « Voov Experience » en 1991 (150 personnes) et le « Waldheim » dans la périphérie de Hambourg ; à Moscou en 1992, avec « DJ Gabriel », les « Chill Out Planet », des fêtes restées célèbres pour des moscovites avides de cultures étrangères ; à Byron-Bay en Australie et à Koh Phangan en Thaïlande, les premières « full moon parties » sur des plages.
L’année 1993 s’affirme comme un tournant majeur pour cette culture musicale naissante. En effet, cette année voit naître les labels et les musiciens qui vont fonder les propriétés esthétiques de cette musique. Et c’est à Londres que les choses se cristallisent. Martin Glover (Youth), un ancien batteur du groupe de rock « Killing Joke », fonde le label « Dragonfly » et produit en mai 1993 la première compilation de « trance dance », « Project I Trance ». Les périodes qui suivent sont chargées de paradoxes et de conquêtes. De paradoxes, car pendant que les labels londoniens inventent une appellation commerciale en faisant directement référence à un lieu (la « Goatrance »), ce même lieu connaît une forme de saturation, une sorte d’essoufflement après des années de créativité et d’échanges.
Goa est comme rattrapé par ses succès auprès d’une jeunesse avide de fêtes et de drogues. C’est une période où coexistent l’argent, les touristes, les fêtes commerciales et les backshishs (Saldanha, 2000 ; 2001). Bref, Goa, en plus de se retrouver associé à un genre musical dont il n’est pas totalement à l’origine, succombe sous le poids des sollicitations. À bien y regarder, Goa doit être considéré comme le lieu d’élection et de cristallisation de plusieurs conjonctions plutôt que le berceau originaire. Il fut au début des années quatre-vingt le carrefour où les travellers hippies débarquaient en quête de transe mystique. Il fut comme l’assiette historique d’une rencontre de faisceaux culturels : culture hippie, musique électronique, contexte politique national et international, orientalisation de l’Occident.
Goa peut être considéré comme un lieu de naissance d’une pratique mais pas d’une musique. « Trance » de Goa ne signifie pas grand-chose au demeurant si ce n’est le premier lieu où cette « special music » —comme l’exprimaient les pionniers— fut diffusée originellement. On a abusivement assimilé une musique à un lieu car on a pris l’espace de diffusion comme référent. Cette musique composée au cœur de capitales mondiales à partir des années quatre-vingt-dix eut Goa comme lieu essentiel de diffusion, d’où cette correspondance inopportune. Cela étant, cette mauvaise rencontre sémantique n’eut pas de mauvaises conséquences commerciales. Bien au contraire, puisque les parties trance et les compilations diverses se sont appuyées sur cette expression pour forger un véritable socle référentiel allant jusqu’à désigner le genre par « la goa ». Certains musiciens ne s’y sont pas trompés et n’ont jamais compris leur appartenance à une catégorie 2. Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1990 le terme de « psychedelic trance » remplace « goatrance » suite à des réorientations de productions musicales dorénavant moins indianisées et à un essoufflement du marketing musical de la « goa ».
On comprend ainsi que les parties trance sont aujourd’hui le prolongement de la circulation d’une pratique culturelle née à San Francisco (les « Love in »), déplacée à Goa au moment où éclot la musique techno et réajustée en Europe au milieu des années quatre-vingt-dix à l’aune d’un syncrétisme culturel mêlant Occident et Orient.
De nos jours, on peut dire que la psychedelic trance se caractérise par trois éléments incontournables : un fort attachement aux sites en pleine nature et la beat generation ; une existence qu’elle doit à un réseau dense de sites Internet spécialisés (ventes, forum, informations, radios, etc.) ; une musique dansante et chaloupée qui prend sa source dans les rythmes planants des seventies. Elle tend à devenir, un des courants majeurs de la musique électronique et par la vitalité de ses productions (entre six et dix nouveaux CD par semaine) et par l’ampleur de ses manifestations (depuis 1992 plus de 15 000événements ont eu lieu dans 79pays différents). On comptait dans le monde en 2006, 275labels en activités dans 31pays avec, comme principaux producteurs, l’Allemagne (52), la Grande-Bretagne (30), Israël (30), la France (14), le Japon (18), l’Australie (13), et le Mexique (10) 3. Certaines manifestations estivales drainent plus de 25 000 personnes comme le « Boom Festival » au Portugal (Boutouyrie, 2005) ou le « Burning Man Festival », rassemblement organisé tous les ans au cœur du désert du Nevada pendant sept jours au mois d’août dont l’objectif est la fondation de la « Black Rock Desert City », sorte de cité délirante inventée ex nihilo et brûlée à la fin des festivités.
Nature d’une party trance
Trois éléments conduisent à circonscrire une party trance.
1/ L’accent est mis sur la mise en scène, la décoration, l’ambiance, bref ce que l’on nomme la « spéctacularisation ». Cette dernière prenant toutes ses dimensions à l’occasion de la nuit grâce au « Light Art » et à la musique. La musique transformée en temps spatialisé devient habitable par le niveau sonore et le relais des décorations du site local.
2/ Les sites élus pour l’installation de la party trance sont directement liés aux représentations touristiques (plage, forêt, patrimoine industriel ou historique, vallée alpine, canyon de désert, etc.).
3/ La party trance met en jeu trois polarités bien distinctes et interdépendantes (« dance floor », « chill-out » et « Goa village »). Le « dance floor » correspond, grossièrement, si on devait comparer une party trance à un concert, à la piste de danse ou à la « fosse ». Il est le centre d’attraction dans la mesure où la danse correspond au principal facteur de déplacement. On y trouve, en plus des flux sonores, des toiles aux peintures réagissant à la lumière noire ainsi que des panneaux sur lesquels sont projetés des images fractales ou des paysages hétéroclites (images de peuples nomades, de végétations, de villes la nuit, etc.). Le « chill-out » correspond à un espace de temporisation sonore et physique.
C’est un peu un lieu de décompression où les participants viennent écouter un autre type de musique (de l’ambient) tout en participant à des conversations entre amis ou entre inconnus. C’est le principal lieu de sociabilités et de rencontres. Des coussins ainsi que des matelas sont mis à la disposition, sur fond d’encens et d’odeurs de thés. Des expositions de peintures et de sculptures venant compléter le dispositif. Enfin, le « Goa village » correspond à une série de commerces et de services tout au moins pour les parties les plus importantes. On y trouve des vendeurs de nourritures et de boissons (le plus souvent des plats exotiques et des boissons indiennes) ; des vendeurs de vêtements (tissus en provenance du Népal et d’Inde, mais aussi de la confection bas de gamme des pays du Maghreb) ; des vendeurs de bijoux (artisanats ou produits de grossistes) ainsi que des services plus rares comme des voyants, des masseurs et professeurs de yoga, des disquaires, des associations d’écologistes, etc. Il correspond à la reconstitution d’un lieu idéalisé, la recherche d’un monde approximatif opposé au formalisme de l’urbanité bien que, paradoxalement, il s’en nourrisse.
Avec ces manifestations festives, on assiste à une déterritorialisation-reterritorialisation aux portes des métropoles d’un Goa mythifié 4 et condensé dans des fêtes musicales que l’on peut regarder comme un véritable espace-temps, la reconstitution d’une pseudo ville sur un mode imaginaire pétris de mythes avec ses commerces (vêtements d’inspiration indienne ; boissons et pâtisseries orientales ; bijoux et fantaisies), ses loisirs (massage ; divination ; attractions de forain), ses règles de vie (il règne, le temps de la fête, une sorte d’entente cordiale entre tous les participants ce qui n’est pas sans rappeler les vieux rêves du « peace and love »). Tout est fait pour que la « spectacularisation » par le son et par l’image projette chaque individu dans un monde parallèle. C’est un voyage que l’on annonce et la destination se veut être enchanteresse. En témoignent les noms de certaines parties trance : « Wonderland », « Psychedelic Paradise », « Arcadia Cité Éphémère », « Eden Garden », « Gate to Utopia ».
Il s’agit, à chaque fois, de fabriquer un nouveau lieu presque sacré qui prendra, dans l’après-événement, la forme d’un souvenir intense au sens où l’entend le sociologue Alain Girard lorsqu’il identifie « l’expérience touristique » (2001). À vrai dire, pour certains, c’est un peu comme si une des réponses à la métropolisation était une fuite vers des cités dansantes où, d’une part, le temps social n’a plus de prise grâce à un flux sonore continu, et, où, d’autre part, l’espace habité tend à devenir une micro ville parfaite. Nos centres urbains deviennent des lieux que l’on fuit pour les revivre sur un mode composite où alternent des formes de vie primitives et hypermodernes. Primitives : manger avec les mains, marché les pieds nus, vivre aux rythmes des événements astraux, utiliser le feu comme vecteur de regroupement social, faire référence à des esprits versus le chamanisme. Hypermoderne : Internet par satellite, technologie musicale, arts numériques. C’est, en filigrane, la proposition d’un cadre de vie avec tous les avantages de la ville sans ses inconvénients : accessibilité locale, qualité et quantité des services, lieux de rencontres, diversité de l’offre.
Nouvelle diaspora et musique techno
On peut considérer les communautés des parties trance comme de nouvelles diasporas qui ne répondent pas à une origine ethnique précise, mais se réfèrent à une idéologie où l’Inde devient le port d’attache. Ils se comportent en effet comme les membres d’une diaspora en faisant référence à une mémoire collective, à un foyer historique et en s’organisant sur les bases d’une dispersion à l’échelle du globe. On peut parler de communautés transnationales sur fond de culture musicale (Appaduraï, 2001). Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait par hasard si l’appellation marketing « Goatrance » est née en Grande-Bretagne. Les musiques d’aujourd’hui doivent beaucoup à la digestion de cultures musicales exotiques et les musiciens du courant psychedelic trance ont beaucoup puisé dans les références, les codes, les compositions de la musique traditionnelle indienne.
C’est bien une culture de l’hybridation, du métissage, du mélange, du couplage d’imaginaires artistiques (Gruzinski, 1999). Au demeurant, on distingue facilement chez les amateurs de ce genre une double appartenance. Celle, nationale, du pays de naissance qui reste une valeur de référence, et l’autre, celle qui regarde vers cet ailleurs, cet exotisme mythifié (Christin, 2000 ; Michel, 2000), ce Goa que l’on reproduit en espérant y (re)trouver un peu de soi et, au le cas échéant, un peu de l’autre dans une co-présence constitutive de l’événement festif (Boutouyrie, 2006 ; Urry, 2005 ; Zumthor, 1993).
Bien entendu, des résistances se font sentir à Goa où ces communautés venues bien souvent d’un « Occident riche » ont tendance à entretenir des relations ambiguës avec ce lieu, provoquant une forme de rejet de la part des populations locales (Routledge, 2001 ; Saldanha, 2001). Cela étant, les autochtones participent à cette économie en installant des commerces de fortune où ils vendent des produits locaux et des plats typiques de la région, voire des vêtements et des bijoux, reproduisant finalement le « Goa village » habilement orchestré dans les festivals européens.
Au final, ces communautés s’intègrent dans une économie culturelle globale car « l’essor des technologies de la communication (télévision câblée et satellitaire, téléphone, fax, Internet) de même que le développement du transport de masse bon marché favorisent les interactions constantes entre des personnes et des espaces culturels géographiquement distants » (Faist, 2006 : 39). Internet comme mode de communication et d’échanges a accéléré les processus d’interaction communautaire. Les sites spécialisés, les forums dédiés ont permis d’asseoir les bases d’une culture originellement émiettée. Internet permet également à tous les amateurs de prendre connaissance à l’échelle du globe des événements à venir et d’assouvir leur « quête d’altérité zonale » selon l’expression judicieuse de Christian Grataloup (2007). Ces quelques moments d’agrégation communautaire sont rares dans l’année, donc intenses.
Ils donnent lieu à de multiples commentaires sur des forums Internet voire des échanges de vidéo comme pour prolonger cet espace-temps exceptionnel de rencontres et d’émotions et le mode de vie de ceux qui sont allés jusqu’à Goa s’inspire largement de ce qu’ils ont observé et récolté sur place.
Source : http://volume.revues.org/284
Wow, super intéressant ces articles, je n'avais pas vu ce sujet, merci pour ces partages, Lapin
Free party : une aire de Je(u) dans l’air du temps
La free party est un regroupement hétérogène d’individus, une manifestation incertaine et éphémère où les statuts et les rôles sociaux s’abolissent. L’important pour les participants est de chercher à vivre un temps privilégié au cours duquel il s’agit pour chacun de s’accomplir en tentant de dépasser ses propres limites. Malgré la transgression, cette expérience individuelle ne s’inscrit pas dans un programme en rupture avec la société. La free party est plutôt une zone d’autonomie temporaire qui donne aux « teuffeurs » le sentiment d’exister.
Depuis plusieurs années mon objet d’étude concerne les free parties. Ces soirées techno clandestines ont pris de l’ampleur dans les années 1980 en Grande-Bretagne sous l’impulsion des « travellers » développant une éthique et une esthétique particulières pour répondre à la répression du gouvernement britannique. Au début des années 1990 elles apparaissent en France, pays encore vierge juridiquement. En 1997, je découvre ces fêtes secrètes en Bretagne. Estomaquée, de nombreuses questions éclosent. Qui sont ces individus qui se réunissent dans des champs ou des entrepôts désaffectés pour danser jusqu’à l’épuisement sur des rythmes effrénés ? Pourquoi se perdre dans la masse, se défoncer au « son », à l’alcool, aux drogues et fuir les lieux et les loisirs institutionnels ? Quelle est l’énergie dont parlent les participants ? Pourquoi ont-ils le sentiment d’être plus libres et plus authentiques ? À travers l’analyse de ce phénomène esthético-idéologique mon hypothèse principale est que la performance, en tant qu’acte, réalisation et même (dé)mesure, prônée et inhérente à nos sociétés individualistes, capitalistes et démocratiques, peut amener des individus par conformité et/ou par résistance à commettre des actions hors normes, déviantes, pour répondre paradoxalement aux exigences de l’individuation contemporaine.
Cet article a pour objectif d’illustrer le propos selon lequel la free party représente une technique paradoxale d’individuation dans un cadre spatio-temporel particulier, propice au processus de subjectivation. L’individu n’est plus institué mais le devient au moyen de l’altérité, de la relation et de l’expérimentation. Ce nouveau rapport à soi, aux autres et au monde modifie aussi le rapport au temps et à l’espace. L’emploi du présent domine en quelque sorte celui du futur dans un « monde désenchanté ». L’accomplissement de soi se fait ici et maintenant, dans l’urgence et l’incandescence de soi, « avant qu’il ne soit trop tard ». L’individu peut alors rechercher une « euphorie perpétuelle » par des moyens chimiques, soutenue implicitement par la société de consommation, pour apaiser les défaillances de la quête identitaire devenue obligatoire. Certains comportements en free party se rapprochent de ceux rencontrés dans les sports extrêmes avec un fort engagement corporel, un vide de contenu sémantique, c’est-à-dire l’absence de message au profit de la sensation et le dépassement de soi. Puisque les individus sont en principe tous égaux, la performance permet la distinction et devient la mesure ostentatoire de la valeur de l’individu, de sa singularité en absence de tout principe supérieur à lui-même. Il cherche à sortir du lot, des lieux balisés, aseptisés, à s’écarter de la norme, de l’institutionnel en s’aménageant une zone d’autonomie temporaire nécessaire au processus de subjectivation. Cependant, cette distance met à l’épreuve l’autorité et la cohésion par des risques de rupture qualifiée comme étant l’acte premier et caractéristique de la participation à une free party.
À travers les témoignages de « riverains », le plus souvent délaissés dans les travaux réalisés sur ce sujet, nous comprenons que les free parties posent la question de l’équilibre entre le libre et le lié. Les incompréhensions reposent également sur les mutations de la socialisation, se fondant moins sur l’intériorisation que sur l’expérience, moins sur la discipline que sur la stratégie. Les participants, appelés « teuffeurs », sont alors perçus par leurs aînés comme des être désocialisés, des a-sociaux, comme des sauvages, des égoïstes et des victimes de la société de consommation ne recherchant que la jouissance et provoquant un sentiment d’injustice et d’iniquité. À travers les conflits d’interprétation et la problématisation des free parties apparaissent des activités normatives éclairantes.
1. Une communauté émotionnelle ou la virtualité de la free party
1.1. Une communauté insaisissable
Dans un premier temps, il s’agit de se pencher sur le sentiment communautaire ainsi que sur les différents mécanismes qui le font émerger dans nos sociétés individualistes. Comment expliquer l’imaginaire communautaire aujourd’hui étant donné que l’imaginaire représente un rapport social idéal, la façon dont est pensée l’existence sociale, un lieu où se résolvent les tensions entre ce qui est et ce qui pourrait être ? La communauté « free » se différencie de la communauté traditionnelle car il ne s’agit pas d’être lié à un groupe par obligation ni d’avoir une position immuable. L’agrégation des individus se fait sur un mode affinitaire et non par filiation ou dépendance à une tradition ou à une classe sociale déterminée.
À la suite des entretiens et des questionnaires réalisés, on constate que la communauté est imaginée. Les individus n’y croient pas mais font « comme si ». Sans cette fiction nécessaire, la fête est impossible. L’important est la relation en soi. Les rencontres sont incertaines et éphémères, juste le temps de « l’éclate ». Pierre explique « c’est sur le moment. Je n’ai jamais véritablement gardé de contact. Tu te rends compte que c’était juste un délire ». Or comme le souligne Durkheim, « si l’on appelle délire tout état dans lequel l’esprit ajoute aux données immédiates de l’intuition sensible et projette ses sentiments et ses impressions dans les choses, il n’y a peut-être pas de représentation collective qui ne soit délirante ». Malgré la présence physique et synchronique des individus, le mode relationnel se rapproche de celui des Internautes. Les participants communiquent et se « zappent » aisément. Ils peuvent être proches et anonymes. Emma explique que « tout est relatif, t’y vas surtout avec tes potes. Tu rencontres du monde sur place et c’est tout. J’ai des photos où je suis dans les bras de gens que je ne connais pas. On est content. Je sais que je ne vais pas les revoir. C’est la sensation de bien-être à un moment et c’est tout. C’est un peu comme sur le Net. Tu discutes avec des gens que tu ne vois pas forcément. Ca va, ça vient. Tu prends du plaisir et tu fuis le reste ». On retrouve de nombreuses similitudes avec le « Cyberespace » et le mouvement des hackers qui souhaitent constituer une « TAZ », c’est-à-dire, une zone d’autonomie temporaire au cœur d’un système. Les participants évoquent souvent ce terme, utilisé par le philosophe américain Hakim Bey, pour décrire la free party. À l’instar de la « Déclaration d’indépendance du Cyberespace », décrite par John Perry Barlow et diffusée sur la toile, on observe la volonté d’être insaisissable, de posséder un espace-temps propre, « extra-ordinaire », en dehors et au-dessus de la quotidienneté, de créer un monde ouvert dépassant les privilèges, les barrières physiques, genrées et sociales ainsi que le désir de détourner les droits de propriété. Les institutions, les bureaucraties et les logiques marchandes sont critiquées de manière générale et de manière plus vive chez les « activistes » - car il existe différentes formes d’engagement - pour lesquels l’éthique est centrale car elle modifie le rapport avec les institutions, avec l’Institution.
1.2. Des populations hétérogènes
La free party est populaire mais ne symbolise pas une pratique attachée à une catégorie sociale déterminée. Elle est un regroupement hétérogène d’individus. Sur plusieurs points, nous pourrions penser qu’elle représenterait la « culture du pauvre »1 et que son éthique traduirait l’éthos de la classe populaire. Il est vrai que l’on retrouve la priorité à l’aisance, la débrouillardise, la camaraderie ainsi que la séparation entre « eux » et « nous ». Le jeu du « chat et la souris » entre les participants, les organisateurs et les forces de l’ordre rappelle l’art du « débinage » représentant un moyen d’échapper au poids de l’autorité, de la détourner, de la contester et de la ridiculiser. On observe aussi une défiance envers les politiciens, une critique de l’argent, un « je-m’en-fichisme » de jeunes qui, vivant dans l’incertitude ou la précarité, cherchent à oublier leurs soucis jusqu’à s’oublier eux-mêmes.
Cependant, la free party réunit des individus aux trajectoires sociales variées. De plus, l’intérêt de ces rassemblements n’est pas de revendiquer une appartenance mais, au contraire, d’effacer les statuts et les rôles sociaux. La mise en scène et le son techno favorisent aussi l’abstraction et le détachement à un territoire. La hiérarchisation est davantage concentrique que pyramidale. Une free party, « ça se mérite », nous dit un organisateur en ajoutant que « ce n’est pas fait pour n’importe qui. Il faut la tenir, une nuit, plusieurs jours. Il faut une certaine force et motivation ». De quel mérite peut-il bien s’agir étant donné qu’il semble ne pas pouvoir se fonder sur le statut social ou sur l’argent dans le cadre de ces fêtes libres à tous et gratuites ? Le mérite devient alors l’équivalent de l’effort et de l’intentionnalité. Il est l’expression ou le résultat de la personnalité. Ainsi, le plus méritant devient le plus audacieux, le plus volontaire dans une période où l’initiative personnelle est demandée dans tous les domaines de la vie sociale. C’est pourquoi, les consommateurs passifs des loisirs institutionnalisés apparaissent quelquefois mous, frileux ou sont comparés à des « moutons ». Les teuffeurs, en s’écartant de la norme et en recherchant l’aventure, deviennent exceptionnels.
1.3. Les modes d’engagement
Trois grands modes d’engagement aux frontières poreuses ou éventuellement idéalisées se dessinent.
Les activistes
Ils représentent les organisateurs et les plus militants. Les plus radicaux adoptent un mode de vie nomade centré sur la free party ou bien vivent dans des squats artistiques ou en communautés et sont appelées les « travellers ». N’ayant pas eu la possibilité ni la chance de les suivre, mon travail reste lacunaire sur ces « tribus technoïdes ». D’autres forment un collectif et cherchent à dialoguer avec les pouvoirs publics afin de maintenir l’éthique et l’esthétique de ces soirées. Ils souhaitent également défendre ou réinstaurer le « droit à la fête » dans nos sociétés de loisirs. Christophe du collectif Korng’heol en Bretagne explique qu’être activiste, c’est politique et que « notre mouvement ne veut pas avoir de lien avec le profit mais être plus social ».
Les entrepreneurs
Les entrepreneurs artistiques souhaitent se professionnaliser dans le milieu musical et culturel techno, devenir deejay, organisateurs de soirées ou bien encore monter un label. Pour certains, la free party a pu servir de tremplin, de « détournement professionnel » permettant l’accès à un domaine de compétence de manière autodidacte sans passer par les écoles onéreuses d’ingénieurs du son ou de réalisateurs. Le tissu associatif est très investi car il permet éventuellement une insertion professionnelle. Outre le désir de reconnaissance et le paradoxe entre le désir de professionnalisation et d’authenticité de ces « musiciens de l’underground », les milieux alternatifs offrent la possibilité de s’insérer de manière subversive et de faire carrière sans transiter par les structures institutionnelles dont les logiques ne favorisent pas toujours l’égalité des chances. Ces acteurs oscillent entre une vision romantique de l’art et le désir d’être des travailleurs indépendants en montant une « entreprise entre potes » régulée par le relationnel et les cooptations, rappelant les musiciens danse de Howard Becher (1985) ou la thèse de Pierre-Michel Menger (2002) selon laquelle les activités de création artistique ne sont plus l’envers du travail mais peuvent être l’expression des métamorphoses du capitalisme, du « nouvel esprit du capitalisme » privilégiant l’innovation, l’autonomie, la créativité, l’engagement personnel, la flexibilité à une organisation bureaucratique contraignante et rigide.
Les entrepreneurs commerciaux cherchent à gagner de l’argent, à faire du « business » sans éprouver un intérêt particulier pour ces manifestations tels que les camelots ou bien, pour les plus critiqués, les « racailles » venant écouler, à la criée ou de manière agressive, des drogues. Ces « indésirables » sont accusés de briser l’image et l’ambiance et restent en périphérie du cœur de la fête, du « dance floor ». Ils semblent aussi avoir une fonction de bouc émissaire renforçant l’intégration du groupe des teuffeurs qui invente des rites de purification par lesquels il chasse « l’impur ». C’est aussi une manière de se déresponsabiliser. Michel Fize remarque que le bouc émissaire est tellement responsable qu’il n’y a plus de responsabilité pour personne d’autre [Fize, 1992].
Les affectifs
Ils sont principalement motivés par la fête elle-même et le plaisir qu’elle procure. Il s’agit avant tout d’une nouvelle expérience. Ils s’intéressent faiblement ou pas du tout à la dimension contestataire de la free party portée par les activistes agacés par l’indifférence des individus consommateurs de la fête qu’ils qualifient de « technotouristes » ou de « free parteux », venant uniquement pour se « défoncer la gueule tranquillement ». Malgré ces différences, les individus évoquent « l’harmonie », le « côté naturel à être ensemble ». Ils parlent de « fraternité ». La clandestinité de ces soirées et leur illégalité favorisent la complicité entre des êtres qui partagent un événement commun. Les plus investis obtiennent davantage d’informations, possèdent des flyers sur lesquels est inscrit le numéro d’une boîte vocale diffusant des indices sur le point de ralliement où une voiture pilote vient chercher le convoi menant au lieu de la « teuf ».
1.4. Le rapport à l’argent
Le rapport à l’argent modifie les rapports individuels. L’entrée est libre. Aucun prix n’est imposé. Les organisateurs peuvent demander une participation. Pour Christophe, la gratuité entraîne des abus alors que « la participation financière, la donation, ça instaure le respect. Avec la gratuité totale, les gens deviennent irrespectueux alors que la participation ouvre une nouvelle forme d’implication. C’est donner de manière volontaire, c’est tendre la main, c’est une forme de reconnaissance et d’échange plus humain. La liberté de la free party, c’est la possibilité de se poser sans oppression, sans organisation préalable auprès de l’État. C’est faire éclater les obstacles des barrières sociales. C’est la volonté de mélanger les gens et les genres. C’est un peu comme le principe de l’uniforme scolaire. On est tous différents mais tous pareils et c’est la vraie personnalité qui s’exprime et non les apparences ».
Dans nos sociétés de consommation, le manque d’argent peut être une barrière à la satisfaction d’un désir, à la réalisation d’un projet, à l’épanouissement et l’accomplissement personnel. Il représente la mesure entre les « gagnants » et les « perdants » provoquant des blessures narcissiques profondes. Pour Patrice, le principe de donation, « c’est bien, c’est comme si on était invité ». Les relations sont plus conviviales et amicales car le « don est un symbole performateur en quelque sorte des relations de personne à personne, catalyseur et marqueur d’affinités élues ». La free party questionne le lien social, le droit de disposer de soi et le devoir d’appartenance à une société, les limites entre le libre et le lié, le privé et le public, l’individuel et le collectif. Elle révèle la complexité et les injonctions contradictoires de nos sociétés modernes à « double face », méritocratique et démocratique.
En participant à ce genre de soirée, les individus se distinguent des autres, se singularisent, ont un sentiment de toute puissance renforcé par la transgression et la prise de produits psychotropes stimulants. Les drogues consommées possèdent un effet euphorisant et favorisent l’empathie. Les individus expliquent qu’il existe une énergie « anonyme » et même si « tous les autres sont occultés, ils ne sont pas absents. Sinon, l’expérience serait impossible ». Il s’agit, à présent, de se pencher sur cette énergie, sur cette « ambiance », cet « Esprit » qui semble improbable dans les loisirs officiels critiqués et rejetés.
2. Dépassement des limites ou la free party comme expérience
2.1. Free party et discothèque
Le mouvement techno ne se réduit pas aux free parties. La recherche de communion ainsi que la consommation de drogues de synthèse ne sont pas propres à ces rassemblements. Pour comprendre leur spécificité, je suis allée à la rencontre d’individus qui se disent « clubbers », c’est-à-dire qui se rendent dans d’immenses clubs pour goûter au plaisir de la transe, emportés par la puissance des basses martelantes et vibrantes. Laurence a été complètement séduite par le Cap’taine. Il s’agit de l’un de ces nouveaux « temples de l’extase » [Vanthournout, 2001] situé à la frontière belge dans lequel se pressent en masse des milliers de Français. Elle apprécie l’ambiance « gay », « happy » ainsi que la présence de « gogos dancers ». Perchée sur des chaussures aux semelles compensées, elle porte une tenue sexy, colorée, des piercings et des tatouages. Dans cet endroit, elle oublie durant quelques heures tous ses soucis. Elle s’éclate. Elle se sent valorisée, décomplexée et ose s’affirmer sans avoir peur d’être jugée car elle a le sentiment d’appartenir à une même communauté. Sur ce point, son témoignage rejoint ceux des teuffeurs. Cependant, elle trouve que les free parties sont plus extrêmes, sombres et froides. Les dimensions spatio-temporelles sont différentes. L’excès, la démesure et l’effort ne sont pas d’intensité équivalente. La free party « arrache », se déroule « à l’arraché » impliquant un rapport de force et le fait d’aller jusqu’au bout de ses limites. Yoann apprécie la « teuf » parce qu’elle demande de faire un effort. Elle n’est pas « pré-mâchée ». Il ajoute, « t’as pas le stress. T’as le temps quoi. T’as personne qui vient te faire chier. T’es libre. T’as pas d’heure. Tu ne dois pas dégager à 6h00. Non, c’est toi qui décides quand t’en as eu assez ». L’attrait repose sur l’aventure, la surprise mais aussi l’impression d’être maître d’un territoire et d’un événement.
Pour définir la free party et leurs motivations, les individus effectuent spontanément une comparaison avec la discothèque, critiquée pour la sélection à l’entrée, la discipline et les logiques de rentabilité. Ils ont le sentiment d’être emprisonnés, parqués, réifiés et soumis en permanence aux regards inquisiteurs des autres. Étant un espace clos et délimité, aucun débordement n’est possible et les rappels à l’ordre sont constants. L’action est canalisée, limitée alors qu’en free party les limites et les cadres explosent et « tout est possible. Autre chose est possible », rappelant la thèse d’Alain Ehrenberg (1998) selon laquelle le partage entre le permis et le défendu décline au profit d’un déchirement entre le possible et l’impossible transformant profondément l’individualité contemporaine et les modes de régulation.
Avec le déclin de l’Institution et des grands récits, les individus deviennent de « purs » individus, sans guide et responsables du sens de leur existence. La participation aux free parties permet, non seulement, une revalorisation narcissique de soi mais instaure aussi un sentiment de maîtrise et de toute puissance. Elle possède une dimension thérapeutique, représente un soulagement, une « soupape de sécurité », une « expérience vitale ». L’attitude des individus rencontrés oscille entre abandon et amélioration de soi, entre rejet de l’institutionnel et institution de soi. En discothèque, les différences ne s’abolissent pas. L’architecture et l’organisation ne permettent pas l’émergence d’un sentiment collectif. Le temps de la soirée est aussi délimité, mesuré, compté. On retrouve alors la critique du « temps de l’horloge, caractéristique de la grande industrie, tant capitaliste qu’étatiste » [Castells, 1997, p.157] par lequel le comportement humain est soumis à un programme ou un calendrier raréfiant l’expérience hors du cadre institutionnalisé. La critique la plus acerbe se porte sur le videur. Pour entrer en boîte de nuit, les individus subissent un examen de passage avec le risque d’être refoulés s’ils ne correspondent pas aux critères sociaux, physiques ou vestimentaires. Le refoulement stigmatise, exclut et provoque des blessures narcissiques.
Outre la discipline, le poids des apparences persiste alors qu’en free party les individus expliquent qu’ils peuvent se « lâcher ». Ils se dépouillent de leur Moi socialisé et ont le sentiment d’être plus libres et authentiques. La question du regard est récurrente dans nos sociétés démocratiques où les individus réclament reconnaissance et respect et où la question de la discrimination est vive voire centrale. Le regard est ce qui peut donner ou briser la valeur de l’individu, lui confirmer ou lui ôter son existence sociale, l’impression d’appartenir à une « commune humanité2 ».
2.2. Faire la fête
La disposition scénique de la free party se distingue de celle du concert ou du spectacle. La débrouillardise et l’horizontalité prévalent et le « star system » est critiqué car il représente un obstacle au désir permanent d’action, d’égalité et d’originalité. La free est une fête et plus encore le désir de « faire la fête ». Quel sens donner à cette différenciation ? La « free est un antispectacle », nous dit Sophie de l’association de Technopol, organisatrice de la Technoparade. Les « teuffeurs » accusent le spectacle de n’être que le simulacre de la fête et de la réifier. Edgard Morin explique que la culture de masse fait disparaître la fête pour la transformer en spectacle où il n’y a plus de présence physique mais uniquement psychique. Le corps est absent et l’unité de la culture folklorique, archaïque, de lieu et de temps éclate.
Avec la free party il ne s’agit pas d’assister à un spectacle mais bien de « faire » la fête qui est alors une « sculpture vivante collective » [Gaillot, 2000, p.49]. Les participants veulent influer, construire l’événement, y apporter une « touche personnelle » et ne pas être simplement des consommateurs passifs et anonymes comme le ressent Fabrice quand il dit : « J’écoutais aussi du rock, du métal, mais cela ne me correspondait pas. Je n’étais pas concert. Voir des gros bourrins sur la scène faire de gros pogos, ce n’était pas mon truc non plus. Je ne vois pas le plaisir de payer deux cents balles pour aller se faire tabasser la gueule. En plus en concert, il n’y a pas de communication si tu paies ton entrée, tu bois, tu fais ton pogo et tu repars. Le son est partout et c’est à sens unique. T’as un artiste qui s’exprime, ton pogo et tu repars ».
Le spectacle instaure une certaine hiérarchie entre le public et l’artiste qui le surplombe. L’espace scénique du spectacle trouve son origine dans le début de l’Occident judéo-chrétien. Il fait référence à la disposition spatiale de l’église dans laquelle l’autel est surélevé puisque le prêtre est la voix de Dieu sur Terre. Il prêche. Il est le seul à être actif, à s’exprimer. Ses fidèles sont passifs, reprennent des refrains en choeur et « sont disposés à recevoir la Vérité (...), il y a alors une verticalité entre le monde de l’Au-delà et celui d’Ici-bas » [Gaillot, 2000, p.53]. L’axe vertical se différencie de « l’horizontalité du paganisme ». Les stars sont des « Olympiens » (Edgard Morin), ces « demi-dieux », inaccessibles et vénérés par leurs fans. La fête permet un renversement des rôles, l’explosion de soi et toute référence à ce mot « évoque ou signifie épanouissement, éclatement, soudaine remise en question, moment chaud chargé d’émotion ou d’affectivité » [Villadary, 1968, p.13]. Elle ne prend sens qu’en comparaison avec la vie quotidienne et « en aucun cas le phénomène fête ne saurait être saisi comme phénomène en soi pouvant être analysé indépendamment du contexte social qui lui donne naissance et signification » [Villadary, 1968, p.13]. Pour François, jeune Rennais rencontré au Transmusicales « off », « on vit dans une putain de société, c’est la misère, j’en ai plein le cul. Il n’y a que là que je me sente bien. J’arrive là, j’m’en fous plein la gueule, j’rencontre du monde, j’fais plein de choses et je suis heureux. Tu peux t’exprimer, tu te dégommes, tu sors tes vérités, t’es dans le noir et c’est ça qui est bien ».
2.3. Prise de risques et quête de performances
La circulaire ministérielle de 1995 qualifie ces manifestions de « soirées à hauts risques ». Qu’est-ce qui pousse des milliers de jeunes à se risquer en free ? La prise de risque provoque de fortes sensations et une intensité d’être, recherchées par les individus. La transgression et l’inconnu poussent à l’adaptation et à l’innovation. Le système D est valorisé et l’acte ordalique est un test, une manière de savoir ce qu’ils ont « dans le ventre ». La free est une aventure, une expédition, un « stage de survie où les galères sont constructives car elles t’apprennent des trucs. C’est excitant par rapport aux soirées classiques » signale Fabrice. Pierre a été séduit par « les endroits, les lieux où l’on n’est pas censé écouter de la musique. C’est le côté surprise. Tu pars en mission ».
Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, les teuffeurs, même dans la boue, n’abandonnent pas. Les participants sont comme ces « nouveaux aventuriers qui cherchent à vivre un temps privilégié, loin des habitudes et du confort de la vie quotidienne, mais en payant le prix fort, c’est-à-dire, le risque de l’accident ou de la mort ». Comme les sportifs de l’extrême, ils combattent contre les autres et contre eux-mêmes, se défoncent, s’éclatent et recherchent des sensations vertigineuses. Ils défient les murailles d’enceintes crachant des milliers de watts. Ils provoquent le deejay et veulent que les basses soient plus martelantes, que « ça pète », que ça aille toujours plus loin, toujours plus haut (plus perché), toujours plus vite.
L’absence de message ainsi que le mélange de sonorités différentes permettent l’évasion au-delà des différences sociales. Le son possède un caractère universel, cosmopolite, syncrétique. Les droits d’auteur sont niés. Tout est récupéré, déformé, recomposé. L’absence de norme de production démocratise aussi l’accès à la création. N’importe qui peut devenir un deejay autodidacte. Pierre est attiré par les musiques électroniques parce qu’il n’y « a pas de texte. Je n’ai jamais aimé les trucs chantés car ça renvoie trop à une personne, ça personnifie trop. Je ne veux pas qu’on m’impose une identification. Je veux que ce soit mon trip, mon délire propre, ma hargne personnelle, mon vécu. C’est très personnel ». C’est pourquoi analyser la free party sans tenir compte de son aspect très individuel est une erreur. Pour Emma, la free party est le « seul lieu qui me permet de m’éclater, de m’exprimer. De ressentir des choses en teuf ou ailleurs, c’est l’expérience qui compte, la découverte d’autre chose. C’est ça que je recherche dans mon quotidien. Je participe à des teufs mais je ne me considère pas comme teuffeuse. C’est très personnel, tu cherches ta balle avec les autres. Tu les sens proches mais c’est juste parce que tu partages un truc en commun avec eux. C’est simple, tu bouffes un prod, tu te stimules avec les autres mais ton plaisir, celui que tu ressens est propre à toi et quand tu danses devant le son, ta claque c’est la tienne même si tu sais que les autres vivent la même, c’est la leur, tu vois. C’est la même sensation, la même émotion mais c’est ton émotion dans celle des autres. Tu partages avec les autres mais tu prends ton plaisir dans tes sens, dans ton corps. C’est un partage qui te ramène à toi finalement ».
Le son techno est considéré comme du bruit, une entrave au dialogue. Pour certains riverains, il représente une coupure, un repli sur soi. Ils comparent les participants à des « autistes enivrés par le bruit d’une musique déshumanisée ». Le bruit peut être perçu comme un rejet mais aussi comme un désir de visibilité. Il est un moyen d’affirmer sa présence, son existence. À l’instar des rappeurs, les teuffeurs encouragent à faire du bruit pour montrer qu’il y a « du monde dans la place ». « Just do it », mot d’ordre également des « travellers » reste, pour la plupart des participants, la finalité de la « free ». Le faire tout simplement. Patrice et Eric étaient fiers parce qu’ils y étaient. Ils l’ont fait simplement et gratuitement sans objectif et sans penser aux conséquences. « I did it » est le slogan d’une nouvelle forme d’activité publicitaire, de performance autistique, forme pure et vide et défi à soi-même, qui a remplacé l’extase prométhéenne de la compétition, de l’effort et de la réussite. Le marathon de New York est devenu une sorte de symbole international de cette performance fétichiste, du délire d’une victoire à vide, de l’exaltation d’une prouesse sans conséquence. J’ai couru le marathon de New York : I did it ! [...] Le marathon est une forme de suicide démonstratif, de suicide publicitaire : c’est courir pour montrer qu’on est capable d’aller au bout, pour faire la preuve.... la preuve de quoi ? Qu’on est capable d’arriver. Les graffiti eux aussi ne disent rien d’autre que : Je m’appelle Untel et j’existe ! Ils sont une publicité gratuite par excellence ! Faut-il continuellement faire la preuve de sa propre vie ? Étrange signe de faiblesse, signe avant-coureur d’un fanatisme nouveau, celui de la performance sans visage, celui d’une évidence sans fin » [Baudrillard, 1986, pp. 25-26].
La médiatisation de la « free », accusée d’être la cause principale de sa désintégration, a aussi participé à la reconnaissance de ce mouvement. « On a commencé à parler de nous, de ce mouvement là et moi le fait d’en appartenir, c’est excellent. On commençait à en parler au journal de 20h00. Tu voyais, tu lisais des trucs sur la teuf alors que, toi, tu y étais. C’est un peu comme croiser une personnalité dans la rue. Tu sens que tu es présent dans ton époque. Oui, c’est surtout l’impression d’exister [...] je me sentais comme un privilégié. Je sentais qu’on vivait quelque chose qui allait rester dans l’Histoire et qu’il fallait vivre, comme...je regrette de ne pas avoir vécu des trucs comme mai 68, des choses qui ont marqué une époque. Ouais, le fait d’exister, que ton existence soit reconnue dans une époque, que tu ne sois pas anonyme. C’est une fierté », explique Nicolas.
Le style vestimentaire ainsi que les modifications corporelles telles que les piercings et les tatouages marquent une appartenance à un groupe mais sont aussi des « signes d’identité ». D’abord signes d’appartenance à une communauté ou signes stigmatisant les prostituées ou les voleurs, les modifications corporelles ne sont plus aujourd’hui la marque d’une dépossession, d’une infériorisation de soi mais celle d’une souveraineté personnelle. La peau est aussi un espace d’individuation. Les modifications corporelles, plus ou moins extrêmes, impliquent le franchissement d’un cap, un moyen de « s’auto-engendrer », de grandir, de muer. On constate aussi la recherche d’un corps perfectible.
2.4. La consommation de drogues
L’utilisation de drogues dans le cadre d’un rite, d’une cérémonie ou d’une fête n’est pas spécifique aux free parties et à notre époque. La question ne concerne pas directement la consommation de drogues mais les usages, les effets escomptés ainsi que sa représentation dans un contexte culturel particulier. Les produits psychoactifs ingérés sont comparés à des « vitamines », de la « caféine améliorée », des « stimulants » permettant de tenir le coup, de surmonter les limites physiques, biologiques d’un corps éventuellement défaillant mais aussi aidant à connaître les potentialités de celui-ci. Ces produits sont également qualifiés de « bonbons », de « cachetons » - renforçant la dimension thérapeutique et « médicinale » - de « prods ». L’emploi même du mot produit est assez troublant dans le sens qu’il implique une certaine recherche de résultat ainsi qu’un désir d’autocréation comme volonté de production de soi. Les individus cherchent à s’autoproduire sur le plan collectif et artistique mais aussi personnel et même « autobiographique ». Ils se revendiquent autodidactes, désirent l’autonomie et l’autogestion. Les produits psychotropes apportent aux individus la sensation non seulement d’un bien-être mais plus encore d’un mieux-être. Ils représentent ce petit « plus » qui maximise le plaisir et renforce l’impression de puissance, d’être doté d’un pouvoir supérieur. Par exemple, Bastien a des « muscles qui poussent » devant le son. Fabrice explique qu’avec les « prods ce qu’il y a de bien, c’est que t’as pas sommeil, t’es en forme. Tu profites plus de ta soirée, t’as pas la gueule de bois le lendemain, c’est le côté, super pouvoir ».
Les produits consommés en free party appartiennent à la famille des substances chimiques psychoactives. Il s’agit de psychotropes dont les effets influencent et améliorent l’humeur. Les plus absorbés sont le LSD, l’ecstasy, la cocaïne, les amphétamines et le speed sans écarter néanmoins les champignons, la kétamine, anesthésiant vétérinaire, et l’héroïne. Pour Emma, « Ça t’ouvre vachement. C’est surtout l’expérience. C’est une expérience à vivre, à faire au moins une fois dans sa vie. Ouais, il faut au moins goûter aux produits une fois dans sa vie. Je ne sais pas. Tu sens mieux les choses, t’entends mieux. Ca t’ouvre à de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons. T’apprends des trucs sur toi, sur ton corps. Tous tes sens sont en éveil, c’est très physique, très tactile. Ça te multiplie, c’est potentialité maximum de tout ».
Drogue, sexe, rock’n’roll et mysticisme caractérisent les années 1970 mais qu’en est-il aujourd’hui ? Dans les années 1980 apparaissent de nouvelles drogues de synthèse aux effets plus stimulants qu’hallucinogènes. L’opium ou l’héroïne ne sont pas forcément absents mais leur consommation est rare ou discréditée : « tout sauf de l’héro », « un peu de tout mais pas de l’héro », « tout sauf un aller sans retour avec crack, coke », « ça dépend mais pas du pique-veine ». L’héroïne conserve l’image de la drogue dure, sale, de la déchéance, de la dépendance, du sida. Elle représente la drogue de la rue, de la marginalité et de la désocialisation. Au contraire, l’ecstasy s’avale comme un cachet d’aspirine. Les individus « gobent » non sans rappeler certains troubles alimentaires et leur rapport à l’oralité comme source de satisfaction comblant un manque ou donnant l’impression de maîtrise. À l’instar des buvards de LSD, les cachets d’ecstasy possèdent des noms de personnages de films, de dessins animés et font référence à des jeux, des marques. Certaines publicités utilisent aussi l’imaginaire toxicomaniaque pour vanter les mérites de produits. Comme les « alicaments », mot valise contractant aliment et médicament, « la performance s’achète. Il suffit de consommer les bons produits » [Queval, 2004, p.270].
Les produits de consommation sont de plus en plus fréquemment enrichis de quelque chose, possèdent un ingrédient en « plus » favorisant la santé mais aussi le plaisir et l’intégration sociale et relationnelle. Que cela soit pour des sodas, des chaussures ou des aliments, les publicitaires usent allègrement de cette métaphore, invitant et encourageant les consommateurs à vivre leur vie pleinement, à se dépasser, à être original, à oser, à s’éclater, à être « fun ». Les conduites dopantes envahissent tous les domaines de la vie sociale. Le Viagra évite les risques de panne et d’impuissance, la DHEA permet de rester jeune et en forme, les antidépresseurs « boostent » la relation afin de se maintenir dans la course relationnelle.
La temporalité même de la free se différencie des soirées officielles, « tu fais la teuf pendant deux jours ou plus quand c’est un tekos. Tu danses, tu ne bouffes pas trop. Tu ne dors pas et les prods ouais, ça te fait prendre ton pied et ça t’aide aussi à tenir, c’est magique ! » explique Yoann. Il s’agit d’aller au-delà, en « after ». La représentation idéale de l’individu souverain dans l’imaginaire collectif produit paradoxalement son « propre poison social collectif » [Marcelli, 2004].
Les individus se déifient, se sacralisent et régénèrent l’estime d’eux-mêmes, même si pour cela, ils disqualifient le lien social. Le refus de la limite semble être le signe du désir de perfectibilité, de progrès, d’une avancée. L’accomplissement dans l’Antiquité est entravé car Dieu est parfait, immuable et le monde est fini et achevé. L’ordre des choses et des hommes est fixé, délimité et l’existence humaine englobée, surplombée. Au contraire, la Modernité, très succinctement, peut être caractérisée par l’idée de mouvement, d’action, de dynamisme, de maîtrise et de volonté. Cependant, cette exigence d’engagement et de responsabilité individuelle quand « aucune loi morale ni aucune tradition ne nous indiquent du dehors qui nous devons être et comment nous devons agir » peut être pesante pour l’individu sommé d’être l’entrepreneur de son existence. La consommation de drogues exprime le désir d’être Sujet mais aussi la difficulté à l’être.
3. Free party et institution
3.1. Être temporairement à l’écart de la société
Les lieux institutionnalisés sont rejetés parce qu’ils ne permettent pas le franchissement des limites. Ils peuvent aussi stigmatiser. Le problème des free parties repose sur l’articulation entre les conjonctures actuelles d’individuation et l’inadéquation des structures. Les free parties sont paradoxales car elles lient critique et apologie de la performance. Les discours des activistes possèdent une dimension morale. Ils veulent défendre des espaces de liberté contre l’emprise des logiques du marché, contre la réification de l’espace, du temps et des relations humaines. Ils souhaitent maintenir des « biens de reconnaissance situés hors épreuves, hors mérites, hors performances afin que la performance n’envahisse pas la totalité de la vie sociale et de la subjectivité » [Dubet, 2004].
À la suite des observations et des entretiens, on peut également penser la free party comme avatar de l’idéologie de la performance en tant que modèle d’accomplissement de soi. La transgression crée un plaisir, une surprise. Elle sacralise, singularise et élargit le potentiel des individus mais disqualifie le lien social. Ne trouvant plus de réponse ou de modèle dans le cadre institutionnel, les individus produisent leurs rituels « sauvages ». Les non-adeptes ne comprennent pas que des jeunes socialement insérés la semaine se transforment en fauves hurlant et titubant en fin de semaine. En effet, malgré la transgression, la majorité des participants ne souhaitent pas une rupture radicale. Ils ne sont ni dehors, ni contre la société mais veulent être « à côté ». Cet écart temporaire peut permettre une meilleure insertion. Pour les participants, cette zone d’autonomie est vitale pour les raisons que nous avons évoquées. Les pouvoirs publics parlent de « zone de tolérance ». Pour M. Gauthier, médiateur à la Direction régionale de la jeunesse et des sports de Châlons, « il y a toujours eu des zones de tolérance mais la société ne peut pas fonctionner avec des fêtes où tout est permis pendant quelques jours. Une société ne peut fonctionner que si de temps en temps il y a des soupapes de sécurité qui permettent de lâcher la pression et après on repart. Pour cette population, c’est une soupape pour repartir ensuite dans une société avec toutes ses contraintes et de les intégrer correctement ».
3.2. La valse-hésitation des politiques
La législation des free parties est légitimée par des motifs humanitaires indiscutables. Les politiques avancent des raisons de santé publique pour justifier leurs mesures et les faire accepter, après de longs mois d’imbroglio politico-médiatique entre les différents partis. Le député RPR Thierry Mariani devient un « entrepreneur de morale », soutient l’amendement du ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant permettant la saisie du matériel de sonorisation des organisateurs. Cependant, il y a peu d’accidents graves par rapport au nombre de personnes réunies dans ces fêtes. On peut s’interroger sur les motivations de Bernard Roman, président des commissions des lois à l’Assemblée lorsqu’il suggère de « laisser l’été avant de trancher », de valider ou de révoquer cet amendement. La période estivale est le moment pendant lequel s’organisent de nombreuses free parties et « teknivals » dans toutes les régions augmentant la probabilité d’un accident. Deux accidents surviennent le week-end du 7 et 8 juillet 2001 et relancent le débat. Les teuffeurs sont écoeurés par les revirements des politiques. Daniel Vaillant déclare son soutien le 2 mai. Le 14 mai, il se déclare favorable à cette mesure devant le Sénat. Il choisit la fermeté et décide de maintenir la confiscation du son en cas de non-déclaration préalable. Le 30 mai, l’amendement est adopté par le Sénat. Le 28 juin la suppression de l’amendement est votée avec quelques voix d’écart. L’adoption définitive de cet amendement est votée le 31 octobre.
La première manifestation de teuffeurs a eu lieu le 24 mai 2001 dans plusieurs grandes villes telles que Paris, Lyon, Toulouse ou encore Marseille. Ils sortent de l’ombre et organisent la résistance. Ils dénoncent une démarche « anti-jeunes » et un « accès de démagogie sécuritaire à des fins électorales »3. Pour Alexis : « si l’on demande d’avoir le droit de danser et de faire la fête, c’est de la politique de rue. Mettre un pied en free, c’est de la politique, mais la force de la techno c’est l’absence de paroles et d’idées politiques droites et définies. C’est faire du bien à son quotidien. C’est de la politique mais pas une politique de parti ». Maxime explique aussi qu’il : « faut s’en foutre du monde politique et des partis ».
Si les free parties représentent une certaine forme de participation politique, de quelle politique s’agit-il ? Les activistes, surtout, se méfient de la politique car ils craignent d’être récupérés. Ce rejet de la politique partisane, « politicienne » sous la houlette d’un candidat, d’une figure phare ne signifie pas pour autant que le mouvement « free » soit « a-politique ». La conception de la politique semble changer. Alain Touraine remarque que « aujourd’hui la politique est sécularisée » [Touraine, 1997, p.299]. Elle connaît des transformations qui apparaissent comme l’expression d’une crise ou d’une dépolitisation. Cependant, il existe toujours des formes d’engagement collectif dont l’enjeu central n’est plus principalement politique ou économique ou social mais culturel. Ce qui est au cœur de la conflictualité c’est la défense des libertés individuelles et des droits fondamentaux. Le conflit semble alors plus déstructuré et moins frontal, c’est-à-dire moins clairement défini. Lors de la manifestation du 24 mai 2001, le slogan principal est : « touche pas à mon son », rappelant le slogan « touche pas à mon pote » de l’association SOS racisme qui est un mouvement d’opinion se définissant : « moins par ce qu’il veut que par ce qu’il combat » [Dubet, 1987].
Je pense que le mouvement « free » appartient à ce genre de mouvement culturel qui lutte afin que les individus puissent se constituer en sujets personnels. Par exemple, l’association SOS racisme ne combat pas au nom « du mouvement ouvrier, ni au nom de la République, ni même au nom des droits de l’Homme, mais au nom d’une expérience de vie centrée sur la sociabilité des jeunes, sur des goûts musicaux partagés, sur la même galère, [sur ce qui] menace ce qui reste de sociabilité, d’amitié, de relations interpersonnelles, de subjectivité autonome... Ce qui domine ce n’est pas la différence mais l’identique, les mêmes conditions de vie, les mêmes sensibilités culturelles, les mêmes goûts, le même look, le même désir d’être sujet » [Dubet, 1987].
En ce qui concerne les free parties, même s’il existe des différences, la racine est identique car apparaît le même désir de subjectivation, de sociabilité et de fraternité. Là aussi, un style de vie est criminalisé. Le mouvement ne possède pas de programme et ne cherche pas à changer la société. Il ne s’élève pas contre elle mais veut s’en distancier quelques instants. Il est davantage fondé sur un mode défensif qu’offensif. L’action des activistes est de résister et « parce que le Sujet n’est jamais triomphant, la démocratie est toujours un effort, une contestation, une volonté de réforme qui ne parvient jamais à constituer une communauté de citoyens. C’est pourquoi la priorité appartient à la libération du Sujet sur le processus politique ; ce qui veut dire que l’objectif réel de l’action démocratique n’est pas de construire une société juste, mais d’étendre les espaces de liberté et de responsabilité dans une société toujours injuste » [Touraine, 1997, p.301]. Une adepte confie à la presse « On ne reproche rien à la société. Tout ce que l’on demande c’est qu’on nous laisse nous lâcher le week-end et nous faire plaisir. On est des purs produits de la société de consommation mais, en même temps, nos idéaux ce n’est pas ça »4.
3.3. La réaction des riverains
Pour ne pas paraître trop autoritaire, le principe « d’autorisation préalable » cède la place à celui de « déclaration préalable ». Ce glissement sémantique laisse sous-entendre l’existence d’une certaine égalité entre les différents protagonistes mais aussi la possibilité d’un accord, d’un échange, d’un dialogue permettant d’apaiser les tensions. À travers les entretiens réalisés auprès de « riverains », on comprend que le conflit repose essentiellement sur une question de justice. La difficulté est de pouvoir « vivre ensemble égaux et différents ». La dangerosité supposée des free parties gène moins que le sentiment d’iniquité qu’elles suscitent. Les riverains ne peuvent pas concevoir un traitement différentiel. Pour le président d’une association concernant la vie dans le centre de Rennes, « le problème, c’est le commerce. Dans ces soirées il y a des camelots, des friteries, un débit de boissons, un commerce de façade. Autoriser, ça va créer un sentiment d’iniquité entre les gens qui paient leur patente et les autres ». Pour le Major G. de la gendarmerie de Montfort-sur-Meu, « les raves sous cette forme, ce n’est pas possible. La loi, c’est la loi et il faut qu’elle soit la même pour tous, sinon c’est l’anarchie. Pour certains, des mesures administratives lourdes et pour d’autres, rien ou presque. Comment voulez-vous que celui qui commet une infraction puisse raisonner, que celui qui commet un excès de vitesse ne trouve pas ça contradictoire, absurde. Non pour la cohésion et la cohérence, c’est impensable de laisser faire. Il ne faut pas céder sinon c’est chacun pour soi ».
Les participants souhaitent un espace ouvert à tous, un espace démocratique où tous sont égaux au-delà des différences. Ils recherchent aussi un espace sans limite pour sonder les leurs. Ils prennent d’assaut des terrains et en deviennent les propriétaires pendant quelques heures ou quelques jours. Ils sont les maîtres du jeu et se sentent intouchables. Ils s’appartiennent. Le droit de la propriété privée est un droit sacré, inaliénable et fondamental. Les propriétaires des terrains réquisitionnés se sentent violés, bafoués et méprisés car « c’est par la propriété privée, en devenant propriétaire que l’homme peut accéder à la propriété de soi » [Castel & Haroche, 2001].
Posséder une place, se faire une place pour être reconnu et avoir le sentiment d’exister, ne serait-ce que de façon éphémère, tel est l’apport de la free party. On remarque également, un balancement permanent entre excès et défaut qui met en lumière l’inadéquation actuelle entre les techniques nécessaires à l’individuation et les espaces proposés. On note enfin la difficile combinaison de principes de justice contradictoires ou concurrents comme l’égalité, le mérite et l’autonomie [Dubet, 2006].
Raves et démagogie, par Lionel Pourtau
Article du Monde du 12 Juillet 2001
Le philosophe Michel Foucault estimait qu'on peut juger de l'état d'une société à la façon dont elle traite ceux qui vivent leur différence à sa marge. Les raves sont un phénomène nouveau en Europe qui reste à découvrir et à comprendre.
Cette forme de rassemblement aux caractéristiques rares à notre époque (gratuité, spontanéité, autogestion) semble inspirer aux fractions les plus conservatrices de notre pays une phobie irrationnelle qu'il est intéressant d'observer. L'amendement Mariani qui visait à les interdire de fait a engendré une quantité de réactions disproportionnées face à ce qu'est au fond une rave : un rassemblement informel de personnes qui viennent écouter de la musique électronique.
La mise en cause des formes musicales émergentes et de la sociabilité qui les accompagne est une vieille habitude que l'on rencontre régulièrement dans l'histoire humaine. Ainsi du swing sous l'Allemagne nazie ou du rock dans l'Amérique du maccarthysme.
Le week-end des 6 et 7 juillet fut marqué par plusieurs drames : un accident pendant un concert de musique yiddish à Strasbourg (11 morts, 85 blessés), deux excursions tragiques à Chamonix (6 morts et 1 disparu) et une rave à Rouen (1 mort).
Evidemment, personne ne va dire "La musique yiddish tue" ou "Interdisons aux gens de sortir en montagne sauf s'ils ont une autorisation du préfet". Mais la musique techno, elle, se retrouve sur le banc des accusés. Pourtant, les événements offrent, au-delà des apparences, un démenti rigoureux à ses détracteurs. Le risque zéro n'existe pas. Toutes les réglementations du monde n'ont pas empêché un arbre de tomber sur une vaste tente à Strasbourg. On a parlé légitimement de "fatalité". Malgré leur bon état physique et la compétence reconnue des alpinistes, ils ont trouvé la mort en s'adonnant à leur passion.
Si la réglementation proposée par le député RPR du Vaucluse Thierry Mariani avait été votée, aurait-elle permis d'empêcher un homme de tomber du toit d'un hangar ? Non. Un autre argument de cet élu était que les raves sont des zones de non-droit. Il vient aussi d'être démenti par les faits. Lors d'une free party (rave) près de Belfort, six arrestations ont eu lieu. Ce qui prouve que l'état actuel de la législation permet tout à fait à la police de faire son travail et de lutter contre les débordements éventuels.
Le point de vue - contraire à celui de M. Mariani - des députés socialistes, d'Alain Madelin, des Verts, de Michèle Alliot-Marie ou des communistes se voit validé. Les fêtes techno informelles réunissent régulièrement des milliers de jeunes et de moins jeunes sur tout le territoire. Il y a quelquefois des débordements comme peuvent en susciter tous les regroupements humains. On peut parfois y rencontrer de la drogue, comme dans nos écoles ou nos banlieues. Et personne ne veut interdire l'école ou les banlieues. L'Angleterre, qui n'a pas de raves, est pourtant à l'heure actuelle le pays d'Europe où l'on consomme le plus d'ecstasy. En France, une étude récente du CNRS montre que le premier lieu où l'on consomme cette drogue, c'est la discothèque. Les solutions de facilité ne sont jamais les bonnes solutions.
Mais, réellement, combien de fois entend-on parler de drames survenus au cours de fêtes techno ? Une fois par an ? Deux fois ? Vu le grand nombre de personnes qui s'y retrouvent, on peut dire qu'il s'agit probablement d'un des modes festifs les plus sûrs pour notre jeunesse. Les interdire ou voter d'autorité une réglementation inadaptée qui reviendrait au même reviendrait à pousser cette jeunesse à des modes de défoulement sûrement beaucoup plus problématiques pour notre société.
On peut pourtant légitimement se demander : pourquoi leurs amateurs semblent-ils avoir tant de mal à accepter de les déclarer ? Tout simplement parce que ces déclarations se transforment toujours en interdictions. Après le rejet de l'amendement Mariani, certains, pensant avoir été mieux compris, tentèrent de jouer la carte de la déclaration en bonne et due forme. Las, ceux qui ont essayé ont essuyé un refus catégorique de la part des préfets. Doit-on s'étonner qu'ils se détournent des pouvoirs publics pour vivre leur musique loin des regards et des contrôles administratifs ? Leur mouvement n'est pas clandestin par défi, il l'est par obligation, pour pouvoir exister malgré l'hostilité qu'il rencontre de la part de ceux qui ignorent tout de ces jeunes mais veulent quand même les régir.
En fait toutes ces réactions nous éclairent surtout sur les "anti". Certains élus de droite ont accusé la majorité de faire dans l'électoralisme. Mais n'importe quel sociologue politique amateur sait qu'il est plus avantageux de flatter les couches conservatrices de l'électorat sensibles au discours sécuritaire que les jeunes, qui votent peu et souvent pour des partis contestataires. Le courage politique a été ici de prendre le parti de la raison et de l'ouverture d'esprit contre celui de l'émotion et de l'ignorance pourtant soutenues par les sondages du moment.
Thierry Mariani parle de l'"arrogance" qu'auraient développée les organisateurs parce qu'ils réussirent à faire repousser sa loi d'exception aussi précipitée que dangereuse. Travaillant parmi eux depuis quatre ans, je n'ai vu à ce moment-là nulle arrogance, juste un regain d'intérêt pour la chose publique lorsqu'ils réalisèrent que la politique ne leur était pas systématiquement hostile. Par contre, comment qualifier celui qui "utilise" un mort pour essayer d'imposer une vision sécuritaire et une action purement répressive à propos d'un mouvement culturel qui ne répond pas à ses affinités ? La démagogie, par définition, se nourrit de tout.
Les raves sont une extraordinaire opportunité pour notre société si on comprend leur nature et leur potentiel. Ce sont des lieux d'effervescence artistique, de mixité sociale, où des gens de toutes origines se retrouvent de façon pacifique. Les entretiens que j'ai menés auprès des gendarmes parfois appelés à vérifier que rien de grave ne se passe lors de ces rassemblements montrent que l'on s'y bagarre beaucoup moins que dans les discothèques ou les bals de village.
Bien sûr, on pourra toujours brandir un exemple tragique ou une série noire, mais, rapportés à l'ensemble, ils ne signifient rien. Les organisateurs ont, pour répondre à leur passion, développé de hautes compétences dans les nouvelles technologies (informatique, électronique, etc.) et se sont justement installés dans des régions françaises qui manquent cruellement de ce type de savoirs techniques. Ils pourraient rendre de grands services aux collectivités locales si les maires voyaient en eux des alliés plutôt que des étrangers.
Quand André Malraux créa les Maisons de la culture, on eut grand mal à trouver des animateurs dans les zones rurales. Puis les "hippies", comme on les appelait alors, des néoruraux, souvent venus des villes avec un bon niveau d'éducation, s'y investirent, et chacun y trouva son compte.
Les raveurs sont un produit de la modernité. Certes, leur tenue vestimentaire est étrange, leur musique hermétique, et leur façon de faire la fête, bruyante. Et alors ? Ils sont à l'aise dans le high-tech quand la fracture numérique menace de créer une nouvelle forme d'analphabétisme informatique. Ils sillonnent l'Europe, qui est pour eux leur espace géographique naturel. Ils ont développé un mode de vie solidaire là où notre société individualiste montre ses limites.
Que demandent-ils ? Ils réclament la liberté de se rassembler des heures durant pour jouer et écouter de la musique. Ils réclament une réglementation adaptée qui leur permette de maintenir la gratuité de leurs rassemblements, respectant ainsi leur volonté d'égalité.
Enfin, ils revendiquent le droit de faire la fête loin des discothèques, où la sélection à l'entrée et le délit de faciès choquent leur goût pour la fraternité.
Liberté, égalité, fraternité : voilà des impératifs que notre République devrait pouvoir arriver à intégrer. A défaut, elle risque de se dissoudre dans sa peur.
Lionel pourtau est chercheur en sociologie (université Paris-V) et membre d'un collectif de raveurs.
Source : Le Monde
Beau travail d'archive ! Même si j'ai un peu eu la flemme de tout lire, j'ai lu en diagonale quelque trucs.
Je pense que c'est des publications qui sont plus intéressantes si tu es en dehors, et que tu ignores tout de cette culture.
Il manquera plus qu'un article prochain, "30 ans de teknival en France, 30 ans de culture marginale"
C'est un truc de fou je sais pas combien de temps il t'a fallu pour faire tout ça mais respect
Depuis mais petit soucis de santé ça me manque de ne pas pouvoir partir en free et juste me poser devant le mur est ne plus penser à rien, être bien, et savoir que tout le monde est la pour la même chose avec le smille sans violence, une sorte de communion.
Merci
Je ne suis pas asocial, Je ne suis juste pas orienté utilisateur.