I° Pour une lecture " sympathique " des phénomènes sociaux.
" La sensibilité, c’est savoir dire ce qui est dans toutes les têtes. " M. Maffesoli a repris cette idée de Guy Debord, et s’est efforcé de travailler dans cette perspective à la compréhension des phénomènes sociaux. Sa conception du travail sociologique est celle de l’invention au vrai sens du terme : savoir faire ressortir, faire venir au jour, ce qui est déjà là. D’une autre manière, Aristote disait : " poser bellement les problèmes ", c’est-à-dire moins les résoudre que les repérer et les présenter.
La position de méthode de M. Maffesoli est ainsi " immorale ", c’est-à-dire hostile à un moralisme qui plaquerait sur les phénomènes des idées a priori de devoir ou de programme. Il faut tout d’abord reconnaître ce qui est (quand bien même on souhaiterait agir contre). C’est la méconnaissance de ce qui est, et l’obsession corrélative du devoir-être qui contamine à l’inverse toute la pensée de l’intelligentsia contemporaine. Du reste, la démagogie du Front National se niche précisément dans ce vide laissé par l’intelligentsia, qui " sait ", fossé entre elle et les gens, qui, tout simplement, vivent.
Il faut ainsi " savoir écouter l’herbe pousser ", comme le souhaitait parfois le vieux Marx ; se dégager de tout a priori (de " droite " comme de " gauche ", du reste) afin de repérer quelques grandes constantes sociétales, quelques grands archétypes. Certes, cela n’est pas facile, car toute constante a des modulations : tantôt la constante se déploie avec force, d’une manière explicite, et se repère facilement, tantôt elle est jouée discrètement, faiblement, et reste presque invisible ; mais, peu importe, l’essentiel est de " pointer " ces quelques archétypes, d’ailleurs peu nombreux, qui caractérisent la condition humaine.
Ce travail de repérage du " renifleur social " ne peut en vérité s’effectuer que si l’on maîtrise la distorsion entre " ce qui est évident " et les " évidences ". Les évidences sont des idées toutes faites, des préjugés acquis principalement par la formation de chacun. Or, précisément, ces évidences empêchent de voir ce qui est évident, ce qui crève les yeux : l’évident est un peu comme la lettre volée d’Edgar Poe que personne ne retrouve parce qu’elle est exposée dans la pièce au vu et au su de tout le monde. Il s’agit donc de repérer l’évident contre les évidences.
II° Les trois figures de l’évident social.
On peut repérer tout d’abord " la figure de Dionysos " qui tend de plus en plus a supplanter celle de Prométhée (ou même d’Apollon), c’est-à-dire celle du travail, de la science et de la technique. On retrouve ainsi, à l’heure actuelle, l’ancienne figure dionysiaque oubliée de l’excès, de la fête et de la débauche. Dans un ouvrage récent au titre un peu provocateur, M. Maffesoli avait d’ailleurs cerné les contours de cette nouvelle figure sociétale : Dionysos est le dieu de l’orgie au sens le plus large du terme, à savoir celui de la passion commune, l’orgie ne se réduisant pas au simple orgasme. Le visage de Dionysos semble se dessiner dans tous les affoulements de cette fin de siècle, qu’ils soient musicaux, sportifs, consommatoires, politiques, religieux...
" Le temps des tribus " constitue la seconde figure importante de la société post-moderne, à côté des grandes institutions héritées des XVIII-XIX° siècles. Celles-ci ont perduré jusqu’aux années 1960, à partir desquelles la modernité a vraisemblablement cédé la place à la post-modernité. Ces grandes institutions sont la famille, l’éducation, les institutions de protection sociale, le politique, etc. Mais, à côté de ces " colosses aux pieds d’argile ", se créent maintenant de petites entités, fonctionnant par " affinités électives ", et ce, dans tous les domaines. Loin des grandes institutions, désormais poreuses et mitées, ou, parfois, à l’intérieur d’elles, émergent de petites communautés sexuelles, affectives, religieuses, sportives, etc.
Le " nomadisme ", enfin, est la troisième figure d’une société en train de rompre avec la stabilité apparente de la " modernité ". On assiste à " un grand processus d’instabilité "... Que cette instabilité soit affective, politique, sexuelle, professionnelle, culturelle, " il y a du bouger, une soif de l’ailleurs, un désir d’infini ".

III° Le style d’une époque.
Certes, une telle typologie est un peu caricaturale. Mais, de toute manière, ces tendances existent " en mineur ", si ce n’est " en majeur ", à savoir d’une manière éclatante. Comme l’indique un peu Georg Simmel, très proche en cela de Nietszche, il ne faut pas passer à côté du " roi clandestin d’une époque ". Certes, dominent actuellement l’économie, la " raison raisonnante ", les institutions... Mais le " roi clandestin " est peut-être ailleurs. Telle est l’hypothèse : il s’agit ainsi de repérer le " roi clandestin " de la post-modernité.
L’anthropologue Gilbert Durand avait mis en place une méthode d’analyse des faits sociaux qu’il résumait par la notion de " bassin sémantique ". Par analogie avec le bassin hydraulique, il s’agit de repérer les petits ruissellements qui finissent par engendrer les grandes rivières. On peut alors distinguer, qu’il s’agisse de bassin hydraulique ou sémantique, un cycle de cinq stades successifs : le ruissellement de tout petits cours d’eau, le courant central, le fleuve nominé, le fleuve canalisé (institutionnalisé), et pour finir la perte du fleuve dans le delta. A notre époque, on en est au stade des ruissellements, en passe de constituer un courant central.
Il s’agit alors, pour reprendre le précepte de Georg Simmel, de " repérer le style d’une époque ". Le " style ", chez cet auteur, n’est pas " l’homme ", mais plutôt le stylo, ou le stylet, bref : tout ce par quoi une époque s’écrit. Or, s’il est vrai que l’Histoire est travaillée par un balancement entre " style statique " et " style dynamique ", il semble qu’on accède aujourd’hui à une nouvelle époque dynamique. Plus précisément, qu’est-ce qui permet de repérer ces deux styles ?
1) Le style statique se caractérise par la présence de l’institué, de la stabilité des choses, de la tradition. Dans la civilisation judéo-chrétienne, les illustrations de ce style sont la substance pour la philosophie, Dieu chez les théologiens, et les institutions dans l’ordre social. Dans l’Antiquité, Parménide, le penseur de l’un et de l’être, est le présocratique qui symbolise le mieux le style statique.
2) Le style dynamique est celui d’une certaine " orientalité " ; il repose, non pas sur la simplicité et l’unicité, mais sur " l’impermanence " de toute chose. Le présocratique favori de ce style serait, cette fois, Héraclite, penseur du devenir et du multiple : " on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ". Les maîtres-mots ne sont pas l’institué, le stable, mais l’instituant, le mouvement, le désordre... Chaos qui, par la suite, peut être à la base d’un autre ordre.
IV° La dialectique du statique et du dynamique.
Cette réflexion sur le style amène à l’idée suivante : chaque moment culturel important est précédé de son contraire. Et on trouve bien des illustrations de ce schéma :
1) La civilisation gréco-latine ne peut promouvoir de foyer culturel stable (Athènes, puis Rome) qu’à partir d’une intense circulation des biens, des savoirs et des personnes sur le pourtour méditerranéen.
2) Le Moyen-Âge, civilisation qui donne des réalisations impressionnantes comme les cathédrales, ne peut se comprendre que par une extraordinaire circulation. On trouve cette thèse stimulante chez des historiens comme Le Roy-Ladurie. Le mot français " commerce " traduit bien cette idée. Le commerce n’est pas uniquement celui des biens, mais aussi celui des affects, des idées, de la parole, de l’amour. Cette dynamis est au principe de tout.
3) Le mythe de Dionysos, quant à lui, est l’illustration mythologique privilégiée de cette spirale du dynamique et du statique. La ville de Thèbes est une ville " rationnellement " gérée par Penthée, successeur du fondateur Cadmos. Penthée est une sorte de technocrate qui quadrille la vie de ses administrés... Du coup, la ville ne meurt plus de faim, mais menace de mourir d’ennui (on retrouve cette situation dans nos mégalopoles). Or, la mère de Penthée et les autres femmes de la ville vont chercher le dieu Dionysos, un être étrange et étranger, géographiquement et sexuellement : un barbare " de l’autre côté de la mer ", qui, tour à tour, apparaît sous les traits d’un gaillard barbu ou d’un adolescent androgyne - une divinité arbustive, liée à la terre, à l’humus... et à la fiente. Les femmes instaurent alors des bacchanales et font tuer Penthée, le grand rationnel. Bizarrement, c’est cette violence instituante, ce désordre ritualisé, " homéopathisé ", qui va réanimer la ville. Ainsi, il est vain et dangereux de vouloir écarter tout désordre ; si on essaie, Dionysos se venge en créant la panique (de Pan = Dionysos), une sorte de juste " retour du refoulé ".
4) La sociologie de Durkheim, enfin, est elle-même une illustration discrète de cette dialectique entre le statique et le dynamique. Certes, Durkheim est le prototype du vieux radical-socialiste, rationaliste et moralisateur. Pourtant, il savait repérer et décrire très justement les phénomènes. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, il analyse des tribus australiennes qui éprouvent le besoin de se rassembler en " état de congrégation ". Ces tribus, ordinairement indépendantes, se réunissent dans une ambiance d’effervescence et d’anomie : promiscuités sexuelles, boissons, drogues, violences, débauches : mais toujours d’une manière ritualisée. Durkheim estime à juste titre que ces tribus " confortent le sentiment qu’elles ont d’elles-mêmes ". Tout anomique que cela soit, ces affoulements sont indispensables à la cohésion du corps social.
On peut dire ainsi, a rappelé M. Maffesoli, que " l’anomique d’aujourd’hui risque bien de devenir le canonique de demain ". " Repérer cela ", a-t-il ajouté, " c’est une question de réalisme ; on ne peut méconnaître la charge fécondante du chaos, et il faudrait avoir la simple sagesse d’être attentif à ce qui dérange " - idée qui s’applique parfaitement à l’interprétation de la post-modernité.

V° La double ambiance des vies post-modernes.
A) La métamorphose.
Il existe tout d’abord une fragilisation des identités sans précédent. Une logique de l’identité, héritée du XIX° siècle industriel, attribuait à chacun un sexe, une profession et des convictions politiques. En outre, elle assignait chacun à résidence. Or, le développement contemporain de la bissexualité, ou d’une certaine " ambissexualité ", la fragilisation de l’identité professionnelle (chômage), la ruine des discours politiques classiques, cela montre une rupture totale avec l’ancienne logique de la stabilité, elle-même bien différente du communautarisme du Moyen-Âge. Les sondages sociologiques ou les " micro-trottoir " montrent qu’il n’y a plus que des " sincérités successives ". On trouve notamment des " séquences " dans le discours politique, et non plus une idéologie de référence : on recueille cinq minutes " de droite ", cinq minutes " de gauche ", parfois aussi cinq minutes d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, cinq minute d’écologie, etc. " Il y a des identifications multiples, et non plus des identités typées. "
La fragilisation des institutions (éducation, famille, syndicalisme, politique... ) se traduit par leur état, particulièrement mité. Elles existent toujours, mais on ne les conteste même plus ; émerge plutôt une tactique du coucou, qui consiste à user et à abuser des institutions ; les enfants, notamment, ont tendance à squatter littéralement leurs parents bien après leur majorité. " On voit encore des institutions, comme on perçoit la lumière d’étoiles déjà mortes. "
La fragilisation des idéologies va de pair avec les précédentes. Au XIX° siècle et jusqu’aux années 1960, on avait de grands discours de référence : le marxisme, le freudisme, le fonctionnalisme..., discours qui passaient même dans le langage populaire. Or, aujourd’hui, ces grandes bases de légitimation semblent ruinées. On assiste au contraire à une " babélisation " des discours, on voit émerger une multitude d’" idéologies portatives ", de langues propres à chaque tribu. Ce n’est pas la fin des idéologies, mais une formidable diffraction de celles-ci.
B) Le vagabondage.
On a rompu aujourd’hui avec la logique de l’identité, fondée dès Descartes (je pense, donc je suis, et je pense dans la forteresse de mon esprit). Du reste, au Moyen-Âge, ce n’était pas un moi qui pensait, mais une communauté qui pensait à travers ce moi. A l’heure actuelle, on retrouve donc un " je pense par imprégnation de l’autre ". Trois phénomènes l’attestent. Tout d’abord, le devenir mode du monde, qu’il s’agisse de modes langagières, corporelles, vestimentaires, se marquant par une sorte de " lâcher prise " ou de " laisser être ". Ensuite, le retour en force du pèlerinage, religieux ou non, avec une sorte de " viscosité " de la vie, un désir de " coller à l’autre " (on peut penser au tourisme et aux gens agglutinés sur les plages). Enfin, le vagabondage sexuel, ou le sexe " papillonnant " : il y a 49 % de célibataires à Paris, cela ne signifie pas 49 % d’esseulés ou de chastes ; il y a bien plutôt une " compulsion du carnet d’adresses ", un " ce soir, où et avec qui " permanent ; cette errance affective et sexuelle contraste ainsi avec les valeurs familiales d’autrefois : fidélité et stabilité.
VI° Comment apprécier le changement ?
Les esprits chagrins résument la situation par le trop connu " tout fout le camp ". Mais un verre jugé à moitié vide est aussi à moitié plein : la post-modernité esquisse en ce moment des mutations séduisantes.
Il y a dans ces changements un accueil du non-rationnel : non pas seulement l’irrationnel, mais ce qui est contraire au rationalisme " bourgeois " du XIX° siècle. Le siècle précédent a instauré une formidable occidentalisation du monde, y compris dans ses aspects les plus terrifiants : colonialisme et ethnocentrisme. D’une manière très symptomatique, le Brésil adopta en 1888 une devise inventée par Auguste Comte (" Ordre et Progrès "), les Japonais de l’ère Meiji firent venir des juristes occidentaux pour se doter d’une constitution... Et c’est presque inutile de rappeler le scientisme, le technicisme, la vision programmatique du futur qui caractérisait cette époque. Or, aujourd’hui, on assiste à une " orientalisation du monde ", à l’émergence d’" orients mythiques ", qui se traduisent dans les manières de penser, de s’habiller, de vivre. Il y a un désir de métissage et d’exogamie ; on appelle le barbare Dionysos à la rescousse.
Emerge de la même façon une véritable ouverture à l’autre. Certes, il y a des discours de haine et de racisme, mais de telles crispations révèlent a contrario que le métissage est là, comme une donnée fondamentale. Il est faux de parler d’individualisme contemporain ; la logique de l’individu a désormais cédé la place, notamment chez les jeunes, à une logique de l’imprégnation communautaire, du " faire comme l’autre " - que ce soit pour le pire... ou pour le meilleur ! Cette " ambiance " post-moderne se révèle, par exemple, dans l’impératif de " s’éclater ", à l’opposé du cogito cartésien centré sur l’individualité solitaire. On la trouve également dans la vision partenariale de la nature, c’est-à-dire dans une sensibilité écologique diffuse qui rompt avec l’ancienne vision techniciste. Enfin, atteste aussi de cette ouverture le retour des déités, c’est-à-dire l’engouement pour des religiosités syncrétiques, et non pas d’ailleurs pour des religions ; le " sacré " revient ; il n’y a pas ainsi de désenchantement du monde, au rebours de ce qu’on dit parfois.
Tout cela se résume par le mot : présent. La modernité visait le futur, tant sous la modalité, bien réelle, de la jouissance remise à plus tard, que sur celle, plus hypothétique, de lendemains qui chantent. D’autres sociétés se caractérisent différemment par leur attachement au passé. Mais le style de la post-modernité, sa valeur essentielle, c’est le présent : jouir ici et maintenant. Certes, le retour " archaïque " du carpe diem peut prendre les allures d’un cauchemar ; mais on peut l’éviter en s’attachant aux valeurs dionysiaques comme à de véritables promesses de vie qu’on pourrait apprivoiser et ritualiser.