Corrosive Spanish Revenge - Une vie de rave - 22 Novembre 1997
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Publié Par Le Monde le 19 décembre 1997



UN matin dominical ouaté de brouillard, une vingtaine de gendarmes pénètrent dans un immense entrepôt à l'allure fantomatique en bordure de l'autoroute du Nord, à 40 kilomètres de Paris. Là, 4 000 ravers trépignent en transe, sous les sons hypnotiques diffusés par le disc-jockey (DJ) à la table de mixage. La rave, mot anglais qui signifie « délirer, hurler, s'extasier » et se prononce comme rêve, avait commencé vers 1 heure, au coeur de la nuit sombre, sept heures auparavant. L'arrivée des pandores déclenche une clameur de protestation et le geste du gradé interrompant le DJ est vite contesté par une poignée de danseurs qui s'agglutinent autour de lui.

Les six compères de Corrosive Sound System, un groupe hardcore qui organise cette free party (fête clandestine et gratuite), entament une sage négociation. Ils ont prévu d'arrêter vers 10 heures le groupe électrogène qu'ils ont camouflé. La force publique accepte. Un cordon de gendarmes prend place autour de la table de mixage. Sous leur nez, le DJ redouble de frénésie dans ses salves répétitives « à 40 kilos-décibels » et des ravers se balancent en cadence extatique. D'autres, assis en rond sur le sol rugueux, tirent sur leur pétard avec volupté.

Et quand 10 heures sonnent à un lointain clocher, l'autorité publique fait évacuer tout ce petit monde, en douceur, à défaut d'enthousiasme. Dans un tohu-bohu, les nombreuses voitures repartent vers les banlieues ou vers des départements comme le Nord et la Loire-Atlantique. D'autres fêtards prennent le chemin du retour à pied, comme ils sont venus. La plupart s'en vont « dormir, avant de retrouver le boulot du lundi ». Le groupe Corrosive Sound System plie bagage, avant d'aller s'expliquer à la gendarmerie voisine. Ils n'avaient pas d'autorisation, puisqu'ils n'avaient pas déclaré leur fête au préalable. L'entrepôt vide a été squatté l'espace d'une folle nuit, devenant une taz (temporary autonomous zone). « On s'est vraiment éclatés, les potes se sont lâchés ! », commente un des organisateurs. Le groupe, arrivé vers 20 heures le samedi, avait installé à la hâte les amplis et platines de mixage, des projecteurs pour les images vidéo et le lightshow, et une buvette distribuant bières et sodas, 10 francs pièce. Deux portes avaient été ouvertes, dont l'une pour une éventuelle évacuation en catastrophe. Le site, majestueux comme une cathédrale industrielle, paraissait en bon état. Puis, vers 23 h 30, l'« infoline » donnait le lieu de regroupement, à 2 kilomètres de l'entrepôt, sur l'aire d'une station-service de l'autoroute. Le numéro de téléphone de cette « infoline » sur laquelle « se scotcher » avait été indiqué sur des milliers de flyers, affichettes distribuées dans les magasins de disques vinyles techno, qui sont au milieu raver ce que la FNAC est au grand public.

A minuit, en moins de trente minutes, trois cents voitures, venues d'on ne sait où, surgissaient sur le parking de la station-service, sous les yeux d'un personnel inquiet. Avant même que la force publique ait eu à intervenir, les véhicules prenaient le chemin de l'entrepôt. A l'entrée du site, après s'être faufilés sous une haie de feuillage qui servait de clôture, les adeptes se bousculaient. A la porte, les organisateurs recevaient ce qu'on appelle les « donations », les 5 ou 10 francs de participation volontaire aux frais.

A1 heure du matin, 3 000 danseurs se chauffaient aux vibrations du DJ, « des ``super vibes`` [vibrations], universelles puisqu'elles n'ont pas besoin de mots ». D'autres arrivaient, en petits clans de copains, vêtus chaudement de sweaters à capuche, les pieds dans de confortables Reebok, le casse-croûte en poche. Des baladins crachaient leur feu, devant des grappes de spectateurs accoudés aux passerelles métalliques en étage. La scène évoquait le parvis de Notre-Dame par une nuit du Moyen Age.

Quelques vendeurs d'ecstasy proposaient leur marchandise. Mais on se méfiait : certains « testaient » la camelote à l'aide de quelques gouttes de réactif versées sur le cachet, pour éviter de « gober » de mortels adjuvants comme l'atropine. L'ecstasy est restée rare au cours de la nuit, alors que les joints se multipliaient. Une équipe de Technoplus une association subventionnée par le ministère de la santé distribuait ses brochures « pour informer et réduire les risques ». De la nuit, on ne déplora aucun incident, ni malaise, ni ivresse, ni bagarre. « La racaille entendez les bandes de voyous dealers n'est pas venue nous envahir, se félicitaient au matin les organisateurs. Et les gendarmes ont été cool. » Le fait méritait d'être souligné.

Cette mansuétude est depuis peu dans l'air du temps, après deux années de répression, fondée surtout sur le délit d'incitation à la consommation de stupéfiants (recommandation ministérielle de 1995) et de peines lourdes, « puisque rave égalait drogue ». « Il est temps de dédiaboliser la techno », a affirmé, à plusieurs reprises, Catherine Trautmann, la ministre de la culture et de la communication. Le 12 janvier 1998, Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l'intérieur, doit recevoir personnellement une délégation de Technopol, une association lancée à l'initiative des animateurs de Radio-FG et des mensuels Coda et Technikart. Quant à l'ancien ministre Jack Lang, il multiplie les interventions pour que la culture techno soit reconnue. Technoplus, aidée depuis peu par Médecins du monde, et « interface appréciée entre le milieu ouvert et celui des ``free parties`` », correspond avec le réseau de ses homologues, Eve & Rave à Berlin, Safe Party People à Francfort, Crew 2000 à Edimbourg, Spiritek à Lille, Tipi à Marseille.

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Le phénomène techno a pris une grande ampleur, comme jadis le mouvement rock. Ses courants musicaux sont nés et se nourrissent de la révolution cybernétique, à laquelle les jeunes ravers s'initient dans leur home studio ou dans les studios mis à leur disposition, comme à la MJC de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). On mixe à Lille, Paris, Avignon, Toulouse, Montpellier ou Valence, pour ne citer que les « phares » de la culture techno. On se rend en bande à Amsterdam, à Lausanne, à Bruxelles ou à Berlin pour n'évoquer que les « capitales » du mouvement.

Chaque week-end, Radio-FG annonce « où c'est la fête » sur 98.2 FM, tout en refusant de se substituer à l'« infoline » « pour ne pas jouer aux organisateurs ». La techno a désormais son Salon. Porte de Versailles, à Paris, a eu lieu, du 19 au 21 octobre, la deuxième édition de ce Mix-Move, avec plus de 25 000 visiteurs. « C'est un pôle technologique musical et multimédia », explique un des responsables. Mais les soirées, au préalable déclarées dans ce cadre, ont finalement été interdites, officiellement pour des raisons de sécurité.

Dans le milieu techno, la nécessaire débrouillardise engendre un fort esprit d'entreprise. L'autoproduction bat son plein. Un label éphémère produit et vend mille exemplaires de son disque vinyle, avant de disparaître. Chaque « tribu » lance son invitation à une party d'une nuit, ou à une « teknival » de plusieurs jours : Prague et l'Italie, après Sarajevo et Budapest, Beauvais et Fontainebleau. « Tout le monde te respecte parce que c'est ``free`` », affirment des anciens de la tribu Teknokrat. Ces derniers ont mis fin à leurs initiatives, car ils en avaient « marre d'en prendre plein la gueule, de faire des mois de taule ».

Ce marché techno est florissant « puisque tout y est produit pour se reconnaître : les fringues, le ``piercing``, etc. ». Dans la boutique modeste d'Hokus Pokus, rue Saint-Sabin, à Paris (11e arrondissement), on trouve de nombreux fanzines, à côté des vinyles bon marché. « Tous dans l'immedia ! ! ! », titre une de ces parutions, lettres blanches sur fond noir, achetée « 15 balles ». Citant l'Internationale situationniste, et fuyant toute pensée individualiste, ce cahier de douze pages grand format s'ouvre sur ce qui peut se lire comme un éditorial. « Vouloir éradiquer la folie du coeur de ce que nous sommes vraiment est un projet de fou. Contraints nous-mêmes à la folie, nous avons décidé de pousser le bouchon, et là, en compagnie de tout ce qui erre, déraisonne et divague à juste titre, est notre foyer incandescent, qui n'est pas petit, car il a les dimensions de l'infini. »

Ceux qui, au début des années 90, se lançaient dans l'excitant jeu de piste des premières free parties, ont pris un peu d'âge, fréquentent désormais les clubs, où leur porte-monnaie leur permet d'entrer, sans leur interdire la vodka, le pétard ou l'ecstasy. Leurs cadets fauchés courent à leur tour les free parties, « d'autant plus chéries qu'elles sont réprimées », explique-t-on à Technoplus. « Hier, ce genre de fêtes réunissaient quelques centaines de fans. Aujourd'hui, elles en regroupent chaque fois des milliers, et leur nombre a triplé. » Selon le commissaire Michel Bouchet, chef de la mission Milade (antidrogue) au ministère de l'intérieur et auteur de la recommandation 1995, « environ six cents fêtes techno ont été organisées au cours de l'année écoulée sur le territoire français ». Tous genres confondus : en salle, dans une friche, en pleine forêt... De leur côté, les grand-messes techno, où la technique sophistiquée permet des merveilles de son et de lumière, sont largement sponsorisées par les fabricants d'alcool et de matériel. Ainsi Happyland, à la Grande Arche de La Défense, le 10 novembre. « Elle découragea certains par son prix d'entrée de 170 francs. Mais y aller ou non n'est pas seulement une question de fric. C'est la créativité qui se perd dans ces organisations », insiste le peintre Alessandro.

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Alex, trente ans, a planté son atelier dans le squat artistique du PolPi, qui occupe les locaux d'un ancien lycée professionnel parisien. Une de ses toiles représente les visages rieurs de deux scugnizzi napoletani (gosses des rues de Naples). Alex et quelques amis ont fondé une tribu : ELT (Esprit libre technologique), adepte de « l'art total, car la vie c'est l'art ». Avec un autre groupe, IGK, ils écrivent en ce moment un opéra techno, dont ils dessinent les décors, inventent les propos, fortement inspirés de Nietzsche : « Le monde comme une oeuvre d'art qui se génère elle-même. » Ils mixent les compositions acid, hardcore, garage, jungle, indus, groove, house... « Les courants devraient se fondre davantage dans la musique techno. Il faut s'ouvrir à tous, insiste Alex. Ayons l'esprit nomade, comme l'ont les Spiral Tribe, ces ``ravers`` anglais qui vivaient sur la route en nomades et qui se sont exilés, début 1992, en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis pour fuir la répression. » C'est également l'inspiration du groupe Nomad Sound Secte, autour du DJ français Willymann.

LAURENT, DJ cybercore sous le nom de « la Peste », vingt-trois ans et diplômé d'études supérieures de commerce, se veut aussi nomade, tout en se référant « au pionnier Pierre Schaeffer et aux créateurs de l'Ircam ». La paternité paraît plausible lorsqu'on fréquente les soirées expérimentales, telle celle du 14 novembre au Glaz'art, un club parisien où on dansait sur les compositions de Pushy. Ces deux musiciens ont « choisi de se balader entre le ``off`` créatif et le ``in`` plus professionnel ». L'entrée au Glaz'art, fixée à 40 francs, restait abordable, comme la consommation à 10 ou 15 francs.

Ziggy, chargée de produit du secteur techno chez Roadrunner, une maison de disques qui a pignon sur rue, partage cette vision. La jeune femme aux dreadlocks rouges et de noir vêtue, soutient l'initiative lancée par Technopol : une parade techno, le 12 septembre 1998 à Paris, comme la Love Parade de Berlin, avec un million de personnes. « Chaque tribu y viendrait, avec son camion et son ``sound-system``. La techno doit s'afficher dans la rue, sans se cantonner aux clubs friqués », estime Ziggy, qui aime danser au Rex-Club sur le « son » de Laurent Garnier, « le beau et génial DJ français que le monde entier s'arrache ».

Ainsi soufflent les vents techno... Le mot rave, trop sulfureux, a tendance à disparaître au profit de la « teuf », la fête en verlan. Dans les discussions en cours, les ministères de la culture et de l'intérieur aimeraient « distinguer le bon grain de l'ivraie » : vive les fêtes autorisées, chasse aux free parties. Mais les foules qui se pressent au rendez-vous chaque week-end accepteront-elles d'épouser ce moule ? « Plus t'es dark, plus t'es dans la move » (« plus t'es glauque, plus t'es dans le coup »), rappelait un raver de l'autoroute du Nord.



Source : Le Monde, Photos par FreeTekno.fr

Pour un reportage vidéo sur la soirée voir : La France qui Rave => https://www.bassexpression.com/viewtopic.php?id=1061

Pour un report par un autre participant RDV aux archives => https://www.bassexpression.com/calendar … 1997.11.22



Ps : Si vous avez d'autres documents sur cette soirée, on prend smile