Ils sont travailleurs saisonniers, ouvriers, artisans, entrepreneurs, intermittents du spectacle, écrivains ou employés. Ces travellers du XXIe siècle vivent dans des camions réaménagés et se distinguent des communautés traditionnelles, Gitans ou Roms. Nombreux sont ceux de nos contemporains en effet à avoir repris la route, faisant ainsi face à la précarité du logement et des emplois. Un choix assumé et une solution d'avenir pour certains. Ce phénomène entre en résonance avec d'autres grands déplacements forcés ceux-là, liés à l'actualité des conflits, de la Syrie aux régions subsahariennes, à l'explosion démographique, au réchauffement climatique ainsi qu'aux catastrophes naturelles ou environnementales. L'exposition Habiter le campement à la Cité de l'architecture & du patrimoine en ce moment à Paris distingue six catégories d'habitants des camps, à travers plus de deux cent cinquante situations concrètes illustrées par des photos, des cartes, des planches d'études et des vidéos. Le photographe Ferjeux van der Stigghel a été choisi pour illustrer la catégorie dite des voyageurs, nommés aussi travellers en référence aux Travellers irlandais se déplaçant autrefois à cheval. Il consacre depuis 2008 sa vie à suivre ces populations en France et jusqu'en Italie. Il est ainsi devenu l'initiateur du projet noLand's man, une enquête portant sur les manières de vivre et d'habiter de ceux qui ont rompu avec la sédentarité pour inventer de nouveaux modèles familiaux et économiques. Menée par le collectif NoLand sous la direction scientifique de l’École Polytechnique de Lausanne (EPFL), cette étude a été financée pendant deux ans par Forum Vies Mobiles, un institut de recherche international créé en 2011 par la SNCF réunissant chercheurs, artistes et praticiens du transport1.
Une communauté en dehors du cadre
Peu visibles ou marginalisés, les néo-nomades sont présents sur de nombreux emplois, exercent une multitude d'activités dans toutes les couches de la société. Rien ne les distingue, à part quelquefois leur allure, des coiffures et un style vestimentaire revendiqués : vêtements larges, dreadlocks ou tatouages. Leur habitat prend place, de façon temporaire ou sur le long terme, aux bords des routes secondaires, le long des rails ou sur les parkings de supermarchés, mais surtout dans les bois, sur des friches ou des terrains privés. Des lieux qui constituent un ensemble « d'espaces interstitiels de notre paysage contemporain », comme les définit Ferjeux, mais aussi des spots recherchés. Le camping est un ultime recours peu usité car ce sont avant tout des pionniers. Les camps sont constitués de véhicules usagés pour la plupart : camions frigorifiques dans lesquels ont été aménagés porte et fenêtres, camions à bestiaux, bus ou cars scolaires. Ces structures mobiles et évolutives, dont certaines peuvent atteindre une durée de vie de près de cinquante ans, sont sujets à d'improbables extensions verticales ou horizontales : terrasse sur le toit, auvent ou chambre perchée pour un enfant. Elles sont équipées petit à petit et avec beaucoup d'ingéniosité, au gré des récupérations sur les chantiers ou des besoins de leurs occupants. Une porte de réfrigérateur obsolète est transformée en porte de douche, de vieilles palettes poncées deviennent des lits superposés. Les moyens sont généralement limités et les matériaux recyclés, bois ou métal, dans la droite ligne d'un mode de vie alternatif et qui se veut durable. En fin de vie, les véhicules sont désossés et les éléments encore exploitables récupérés. En outre, ces populations font preuve d’une réelle inventivité et d’un savoir-faire acquis au contact de la communauté, ou encore grâce à l’exercice de leurs métiers. Les cordistes, des ouvriers qui ont accès à des chantiers d’altitude, se dotent de panneaux photovoltaïques de dernière génération, à l’origine d’économies d’énergie, mais aussi d’autonomie. Un menuisier s’attelle à réaliser du mobilier « gain de place ». Un carrossier propose ses compétences dans le travail du métal. Les poids lourds sont équipés d'une citerne et les fourgons d'une petite réserve d'eau. La volonté de faire de leur camion un espace de vie à leur image et dont ils puissent être fiers génère des créations pleines de charme et d’authenticité : ambiance crèche cosy, chalet vosgien que rien ne laisse soupçonner, salle de bain équipée d’une douche, d’une baignoire improvisée et même d’un jacuzzi avec vue panoramique ou encore chambre rose girly pour une infirmière à tendance punk. Lorsque le stationnement est envisagé à long terme, des infrastructures communes peuvent être réalisées : cuisine d’été, grenier pour les affaires d’hiver, abri, toilettes sèches, grande citerne et point d’eau. Le positionnement du camion est à lui seul une leçon d’urbanisme. Si l’orientation est essentielle pour recharger les panneaux solaires, profiter d’une vue agréable ou se protéger du vent, elle permet aussi d’expérimenter de nouvelles stratégies, à la manière des amérindiens. Les rassemblements autour des copains créent des parcelles aux configurations variées qu'hommes et animaux s'approprient aussitôt.
Un travail d'imprégnation
Ferjeux van der Stigghel suit dans la durée et avec obstination ces hommes et ces femmes en quête de liberté. Destiné à l’origine à transporter les différents chercheurs, un fourgon Mercedes 208, plus connu sous le nom de Merco, lui assure un toit au plus près de son sujet. Son regard est empreint de tendresse et de respect. Le choix des lumières basses – rendues possibles par l'utilisation du numérique – et celui d'une seule optique, un seul format de 50 mm, renforcent l'intimité avec les personnes sans les agresser ni les forcer, en maintenant une égale proximité à laquelle chacun est familiarisé. Les portraits et scènes de genre associent l'individu à son environnement : le paysage tout en délicatesse est très présent y compris dans les scènes d'intérieur, dans les reflets d'une vitre ou par delà. À y regarder de plus près, les niveaux de lecture sont faits de couches successives : ce qui est montré et ce qui se perçoit, à travers la précision du cadrage et de la composition, la qualité de la lumière ou encore la géométrie des lignes formées par le graphisme ou la disposition des camions, dans une recomposition spontanée semblant sortir du chaos. Son activité passée de photographe de plateau transpire dans ses choix : bien qu'elles soient spontanées, certaines scènes suggèrent un décor de cinéma. Sur le plan pictural, il utilise la couleur à la manière d’un peintre. Touches chaleureuses et naturelles : grenat, orangé ou jaune citron, bleus du ciel et toute la gamme des verts et des bruns. Ses visions nocturnes où le noir profond côtoie les couleurs les plus vives frôlent l’abstraction. Feux de joie ou lumière des phares. De jour, paysages enneigés ou reliefs escarpés, clairs-obscurs, expressions des visages, coiffures intemporelles et vêtements amples, gestuelle du berger ou du paysan, intérieurs faits de planches de bois, petits objets, omniprésence du chien et de très jeunes enfants tels des chérubins : autant d'éléments qui prennent leur source chez les maîtres flamands, hollandais ou encore allemands. Ce que ne démentent pas les origines et le parcours de l'artiste. Ce rapport au passé est un message de continuité dans un monde pourtant métamorphosé.
Une place à trouver
La présence du chien marque les limites du foyer, ses frontières acquises dans le campement. Tout un symbole. Le canidé assure également la sécurité, en particulier des femmes sur les territoires isolés. La vie est rude et plus qu’ailleurs, le droit à l’erreur existe, mais alors il faut s’en aller et recommencer. La solidarité est pourtant une constante, dans un esprit pionnier, quelles que soient les origines sociales et les motivations, qui peuvent être très diverses : du châtelain nomadisé à l’ouvrier en passant par le festivalier. Militantisme, retour à la nature, recherche du vivre ensemble mais surtout du bien-vivre : les idéologies sont variées. Les néo-nomades représentent de fait une catégorie qui en recoupe d’autres, conquérants ou infortunés. Les adultes sont en majorité âgés de vingt à trente ans et connectés. Les réseaux sociaux sont ici capitaux pour maintenir le lien avec le reste de la famille et les proches sédentarisés, chez lesquels les travellers se font domicilier. Seule alternative possible pour les papiers. Voter est rarement à leur portée ; ce qui contribue à leur invisibilité. Sans domicile fixe par essence, ils remettent de fait en question la connotation péjorative de cette expression. Certes stigmatisés, ils dérangent d'autant plus que les pratiques et législations les discriminent. Ils ne demandent pourtant qu'à respecter les lois. Leur présence est souvent éphémère et leur empreinte très faible. Seules quelques traces de pneus attestent de leur passage. Opposés à la sédentarité, ils transportent néanmoins leur maison sur le dos à l'image d'un escargot. Leur humanité est criante, comme en témoignent les gestes d'amour et d’affection dont ils font preuve. Démonstration d'une communauté somme toute heureuse et plutôt paisible. En dépit des nombreuses contraintes : administratives, pour stationner ou encore pour assurer la continuité de la scolarité de leurs enfants. Ils peuvent aussi manquer d'intimité ou de confort, avec des problèmes de sécurité liés au chauffage, au gaz ou à l’électricité. Et surtout de reconnaissance. La société européenne a en effet du chemin à faire pour redonner aux voyageurs ou aux migrants la place qui leur convient. « Les politiques sécuritaires y sont pour beaucoup, en définissant le migrant comme celui qui doit se conformer pour s’intégrer. Or, les néo-nomades sont porteurs de renouvellement. Un potentiel pour une société qui doit se transformer si elle veut évoluer », explique Ferjeux dans un débat avec Arnaud Le Marchand, maître de conférences en sciences économiques à l'université du Havre. Le nomadisme apporte des solutions aux problèmes du monde moderne. Il permet par exemple d'échapper au caractère délétère de la cité, de s'ouvrir à de nouveaux horizons, de se créer une nouvelle famille ou encore de suivre les emplois là où ils se trouvent. Les saisonniers à eux seuls seraient plus d'un million et demi en France, principalement dans l’agriculture et le tourisme, des secteurs qui recrutent. Certes, tous ne sont pas des itinérants, loin de là. Néanmoins dans chaque camp, la liste des métiers pratiqués s’étend jour après jour.
En traitant un sujet sensible par l'image, le photographe et chercheur dans l’âme propose une réflexion sur la mobilité, amenée à se développer. Mais une éco-mobilité en réalité dont les néo-nomades ouvrent la voie. Une bouffée d'air et une leçon d'humanité dans une société prônant la consommation à outrance et la possession pour exister. Si ces maisons sur roulettes offrent des volumes un peu plus étroits qu'une baraque en dur, elles ont tout l'univers pour jardin. Parce qu’une autre existence est possible, la démarche de ces citoyens épris de liberté nous encourage à sortir des schémas et des idées reçues. Un modèle économique viable avec un effet papillon pour demain.