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Abalam · Bass Addict

08-10-12 18:23:02

29-04-12 · 359

  

Les enjeux du possible - Emmanuel Grynszpan




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Une fête parallèle


CHAQUE FIN DE SEMAINE, autour des grandes agglomérations européennes, des hangars abandonnés, friches industrielles, carrières et clairières, résonnent ponctuellement d’une fiévreuse activité. Par milliers, les initiés surgissent entre minuit et trois heures du matin, le samedi soir, investissant le lieu pour une dizaine d’heures au moins, décidés à faire la fête autrement, hors les murs de la cité, plongés dans une musique électronique aux pulsations répétitives. La naissance de la free party est le résultat d’une synergie entre les travellers, mouvement alternatif anglais de nomades ; les marginaux squatters éjectés des villes par la suppression des aides sociales et la rigoureuse répression des années Thatcher ; enfin les clubbers, frustrés par les fermetures de clubs. La free party techno vient d’Angleterre, elle a été initiée par quelques sound systems, dont les plus importants sont Tonka, DiY collective, Bedlam et Spiral Tribe.

Le mouvement des travellers, plutôt pacifique, a été marqué par une très brutale attaque des forces de l’ordre, le 1er juin 1985, sur un convoi en direction de Stonehenge, lieu hautement symbolique de rassemblements annuels du mouvement. Cent quarantes véhicules furent bloqués par un très important dispositif de police, de nombreux véhicules détruits ou saisis, les occupants matraqués et interpellés. Les travellers étaient d’autant plus surpris qu’ils étaient jusqu’alors considérés comme des excentriques paisibles implicitement tolérés. À partir de cette période, ils furent rejoints par une importante partie du mouvement anarcho-punk, très remontés par les violentes expulsions de squatts décidées par le gouvernement Thatcher.

De 1988 à 1990, c’est la montée en puissance de l’acid house avec les interdictions dans les clubs. Les premiers sound systems sortent des villes, entraînant avec eux des milliers de citadins. Ils rencontrent les travellers lors des grands festivals d’été. La première fusion se produit au festival de Glastonbury en 1989 et l’alliance entre ravers et travellers commence à prendre forme. À l’intérieur du mouvement des travellers comme chez les ravers, les premières dissensions apparaissent. Certains travellers ne supportent pas la musique électronique et craignent pour leurs enfants, alors que les drogues commencent à circuler de manière importante ; les raves payantes et leurs musiques parfois racoleuses lassent rapidement une partie des ravers, attirés par l’organisation efficace des sound systems itinérants.

Le mouvement s’est radicalisé à partir du moment où les ravers ont été persécutés par les polices en Europe. Le bruit était au commencement, avant la « persécution » dont se plaignent les ravers. La techno est bruyante aux oreilles des autorités, et en particulier aux oreilles de Mme Thatcher, qui a initié une loi obligeant les clubs à fermer à deux heures du matin. On peut légitimement se demander s’il ne faut pas voir en Mme Thatcher l’initiatrice involontaire du mouvement des free parties ! Le Avon Free Festival de Castlemorton, en mai 1992, est le premier festival techno gratuit organisé de manière clandestine et à grande échelle, annonçant la synergie fondatrice de la free party techno. Ce fut une démonstration de force de la nouvelle alliance, trois jours de musique sans pause pour des milliers de ravers. L’événement a été un catalyseur déclenchant l’enthousiasme de milliers de personnes déterminées à faire la fête selon ce nouveau rituel, au mépris de la loi anglaise. Réagissant à cette variation du mouvement techno, le parlement anglais vote le 3 novembre 1994 la clause 58 du Criminal Justice and Public order Act, où la rave est définie comme « un rassemblement en plein air de 100 personnes et plus (autorisées ou non à occuper le lieu) dans lequel de la musique amplifiée caractérisée par des pulsations répétitives est jouée pendant la nuit ». L’Act donne aux policiers le pouvoir d’obliger les ravers à quitter les lieux si les policiers estiment qu’ils causent une nuisance.

Exaspérées par le tour que prenaient les événements, les autorités anglaises procédèrent à un coup de filet dans le milieu des travellers. Plusieurs membres de la Spiral Tribe furent immédiatement déférés devant une cour de justice. Juste après la comparution, les membres du sound system décidèrent de s’expatrier et s’installèrent à Paris, devenu une sorte de base arrière. La Spiral Tribe s’est alors attachée à propager le bruit à travers l’Europe entière, sillonnant la France, puis traversant les frontières, du Portugal à la Tchèquie, de la Hollande à la Yougoslavie, soutenue par d’autres travellers. Une partie de la tribu est allée aux États-Unis et une autre en Inde par la route, avec tout le matériel nécessaire à l’organisation des free parties.

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La transposition française de la free party


Pourquoi parler de free party en France ? Paradoxalement, les premiers organisateurs de free parties en France, la Spiral Tribe, appelaient cet événement une « rave gratuite », ce qui est une traduction assez fidèle de « free party ». C’était à la fin 1992, lorsqu’ils se sont volontairement expatriés et installés en France. Ce n’est qu’à partir de 1995 que l’expression « free party » a définitivement remplacé sa traduction. Le mot rave a été abandonné pour sa corrélation avec la rave payante dont la free party veut absolument se démarquer. « Fête gratuite » sonne trop habituel, institutionnel (comme la fête de la musique ou la fête du village). « Gratuit » est trop prosaïque par rapport au mot anglais « free ». L’idée de liberté manque. Cette nouveauté lexicale a eu pour fonction de démarquer ce nouveau type de fête de tout ce qui a précédé. Lorsque la Spiral Tribe débarque, les raves sont déjà bien lancées en France. Elles sont payantes, mais à des prix le plus souvent inférieurs à 100 francs. C’est l’époque de la montée en puissance des organisateurs de rave : de plus en plus de monde affluent à ces événements. À partir de 1993, la répression commence à sévir, les raves sont interdites de plus en plus systématiquement. Dans le même temps, les prix augmentent, parfois jusqu’à 200 francs l’entrée, soit bien plus cher que les clubs. L’organisation de rave est une affaire intéressante et des promoteurs importants s’y risquent. Après l’officialisation de la répression de 1995 faisant suite à la circulaire à caractère prohibitionniste émise par la Direction Générale de la Police Nationale intitulée « Les soirées raves : des situations à hauts risques » , le gouvernement décide d’assouplir sa position. Une nouvelle circulaire émane fin 1998 des Ministères de la Défense, de la Culture et de l’Intérieur, faisant cette fois une nette distinction entre les organisateurs qui font une demande auprès des services administratifs (organisateurs de raves payantes pour la plupart) et ceux qui organisent clandestinement. Une volonté de reconnaissance sociale se fait jour parmi d’importants acteurs du mouvement (Djs, organisateurs, journalistes de la presse techno, patrons de labels). Le poids médiatique de Jack Lang, décidé à soutenir une techno parade parisienne, n’est pas étranger non plus à ce revirement. Toutefois, si la nouvelle circulaire prétend annuler les mesures répressives à l’encontre des organisateurs qui formulent une demande, elle réaffirme la volonté de poursuivre ceux qui ne le font pas. Et pendant ce temps, la Spiral Tribe,qualifiée dans la circulaire de 95 de « professionnels du spectacle », fait rapidement des émules en France : Teknokrates, Nomaad, Psychiatriks et OQP, suivis de quantités de sound systems autonomes, nomades et organisateurs de fêtes clandestines. Le public suit, composé de ravers lassés des interdictions et des raves trop chères, de curieux rapidement convertis et de marginaux attirés par un nouveau concept de fête en accès libre.

La techno est désormais acceptée sous certaines conditions : sa présence dans les clubs ne pose plus de problème, et les promoteurs de raves payantes trouvent de moins en moins d’obstacles à partir du moment où ils entreprennent de faire toutes les démarches administratives nécessaires à la conformité totale de la rave. Or, l’organisation d’une rave coûte très cher dans ce cas : la location d’une grande salle près de Paris est très onéreuse, et le prix se répercute sur les entrées : une moyenne de 150 francs pour les raves en région parisienne. Il faut payer le passage de la commission de sécurité pour obtenir l’aval de la préfecture. Pour remplir la salle, il faut que des DJs connus (et donc chers) jouent, un service de sécurité. etc. Le clivage essentiel entre les free parties et les autres raves tient au fait que les premières offrent un accès libre et gratuit. Le participant n’est pas placé d’office dans une fonction de consommateur et n’a pas à subir l’examen de faciès, systématiquement pratiqué dans les boîtes de nuit et dans les raves payantes.

Des milliers d’individus en Europe ont choisi le mode de vie alternatif des travellers anglais qui consiste à mener une vie nomade, dans des camions aménagés et équipés d’un sound system, pour organiser des free parties aux quatre coins du continent. Pour subvenir à leurs besoins, ils ont créé une économie parallèle qui consiste à demander au raver à l’entrée une donation (10 F, des cigarettes, du haschisch, du carburant pour les groupes électrogènes, etc.), mettre sur pied une buvette et vendre des cassettes audio de leurs mixs (50 F en moyenne). Il n’est pas impossible que la free party puisse parfois générer un bénéfice quand on sait que les donations (toujours réduites, de l’ordre de 10 F, mais parfois exigées à l’entrée) sont proportionnelles à la grande affluence que connaissent les free party à Paris depuis deux ans. Les buvettes et ventes de cassettes audio, dont les tarifs sont toujours très modérés sont lucratives pour les organisateurs parce que leurs frais sont moindres, comparés à ceux de l’organisation d’une rave légale.

Make some fuckin’noise : le hardcore

Pour se démarquer de la techno intégrée, la free party se devait de produire un son différent, un nouveau nom de musique.Diverses tendances musicales cohabitent dans les free-parties : hard techno, acidcore, gabber, hardcore, drum’n’bass, et leurs infinies déclinaisons : breakcore, speedcore, noisecore, harshcore, etc. Ces styles ont pour point commun d’être moins diffusés que les autres (house, garage, trance, goa). Les premiers sound systems anglais jouaient beaucoup de house (Tonka et DiY), mais ils n’ont jamais intégré le circuit européen des free parties. La radicalité de la free party avait besoin d’un son qui se distingue complètement du reste du mouvement, et la house est une musique qui a connu une importante récupération commerciale.

Le modèle pour tous les sound systems a été la Spiral Tribe, qui jouait à ses début un style qu’ils appellent hardcore et que l’on nomme en France acidcore. La techno hardcore n’a pas une présence dans les médias comparable à celle des autres styles de techno, et moins encore par rapport à la « house aseptisée et commerciale » qui donne naissance en France aux événements Dance Machine. Hormis de rares exceptions – toujours des radios locales associatives – le hardcore est absent des ondes. L’extrémisme musical du courant hardcore est une exacerbation du noyau dur de la techno. C’est la frange « dure » du mouvement car elle est la plus éloignée des systèmes de production et de diffusion traditionnelle de la musique commerciale. La contestation des valeurs dominantes de la société y est plus présente qu’ailleurs, sous la forme d’activisme, d’organisation totalement marginale et illégale. Ce style domine largement les autres au sein de la free party, au point que certains se plaignent de cette hégémonie. Le son est très agressif, avec des tempi rapides, ce qui a rapidement éloigné les amateurs de house et de trance de la free party. D’un autre côté, lorsqu’un DJ se met à jouer une musique plus douce qu’à l’habitude, c’est un euphémisme de dire qu’il n’est pas encouragé par les ravers. Il n’y a qu’un seul style vraiment éloigné du « core » qui réussit à s’imposer, probablement parce qu’il est régulièrement joué par la Spiral Tribe : le drum’n’bass. La différence fondamentale qu’il a avec l’acidcore et le hardcore, c’est de ne pas avoir de répétition régulière de la pulsation. D’où son caractère moins dansant, dû aussi à une certaine imprévisibilité déconcertante pour les danseurs habitués à suivre une pulsation régulière confortable. Les rythmes sont perpétuellement entrechoqués, décalés, comme un boîte à rythme devenue folle, en proie à un bogue insurmontable. Cette musique a un système a priori paradoxal : la répétition d’une idée de rupture. Chaque cellule sonore est déconstruite, dépolarisée, et répétée. Mais le drum’n’bass n’est pas moins bruyant que les autres styles de la free party. Les accélérations et les décélérations de cymbales produisent un bruit irritant et discontinu, une tension n’ayant rien à envier aux autres styles.

Bien que les limites stylistiques entre les musiques soient ténues, les opinions sont souvent très tranchées. Le cloisonnement des genres est le résultat d’un sectarisme, de la part des musiciens comme du public. Le propre du musical étant d’échapper aux mots et de traverser les cloisons, il est simple pour un DJ de passer progressivement, par le mix, d’un style à un autre, aussi éloignés soient-ils. Si les musiciens de hardcore
affirment mépriser ceux qui jouent acidcore, et viceversa,ce type d’opinion est marginal. Mark Harrison, membre fondateur de la Spiral Tribe a d’ailleurs dès le début du mouvement définit la musique jouée par le sound system : « Cette bande sonore est ancrée dans une perspective idéologique : une musique hardcore pour un monde hardcore.  »

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La définition du mot hardcore a évolué rapidement dans la free party. Le son acide a été considéré comme pertinent pour définir la musique la plus diffusée dans les free party : le hardcore a été rebaptisé acidcore, et le hardcore signifie dorénavant un son encore plus pointu, bruyant, extrême que le son acide. Les sons typiquement acides sont absents de ce style techno, marginal dans la marge de la free party. Un hardcore à l’intérieur du hardcore. Le fanzine anglais Datacide, selon leurs propres termes « principalement perçu comme un fanzine hardcore », conçoit ce style d’une manière assez large : « Notre définition du hardcore est large. (…) Nous essayons dans la mesure du possible de couvrir aussi largement que possible tous les bruits qui nous intéressent. (…) Quoi qu’il en soit, nous nous intéressons à tous les morceaux situés inconfortablement entre les styles établis, tous ceux qui vont un peu plus loin. Ce qui est expérimental dans le vrai sens du terme (pas dans le sens d’un nouveau style).  »Diffusée dans un milieu très restreint mais vivace, en particulier en Allemagne, en France et sur la côte Est des États-Unis, cette musique a du mal à trouver des lieux de diffusion : les ravers qui consomment des drogues hallucinogènes en particulier, supportent mal l’atmosphère sombre et l’extrême violence du hardcore. Les amateurs de hardcore se plaignent de ce que leur musique est tellement extrême qu’elle n’est plus jouée en rave, même dans les free-parties, au profit d’une domination sans partage de styles plus dansants. La difficulté pour les DJs hardcore de jouer en rave contribue certainement à accentuer leur volonté de jouer une musique encore plus difficile, suggérant une écoute plus mentale que corporelle.La danse et l’hédonisme habituellement associés à la free party deviennent caducs ; les musiciens de hardcore revendiquent le droit pour leur musique d’exister en dehors du cadre festif.

Des quantités très importantes de disques compacts sont vendues sous l’appellation hardcore, mais cette musique n’a que peu de points communs avec celle diffusée dans les free party. Dansante, très rapide (de 180 à 300 bpm) et inspirée par les bruitages des jeux vidéos, cette musique est paradoxalement plus bruyante par son rythme effréné, tyrannique et irritant que par la nature des sons utilisés : ce sont des sons sinusoïdaux élémentaires, analogues à ceux produits par les petites consoles de jeu. Les éléments musicaux sont plutôt conventionnels : des embryons de mélodies avec des sons de synthétiseurs et des échantillons de hurlements ou de guitares électriques saturées. Les amateurs de cette musique sont souvent très jeunes. La frénésie continue, l’imagerie empruntée aux comics d’épouvante place cette musique directement dans la lignée du hard rock (auquel beaucoup d’échantillons de guitare sont empruntés), reposant sur une révolte dépolitisée. Ce hardcore, parfois aussi appelé gabber, connaît un important succès commercial : vente de disques compacts et énormes raves payantes fréquentées par un public nettement plus jeune que les celui des autres styles de techno. De grands rassemblements tels Hellraiser ou Terrordome, ont accueilli jusqu’à vingt mille personnes pour douze heures de fête continue. L’industrie du disque utilise l’étiquette hardcore dans son optique habituelle de récupération, indispensable pour renouveler l’offre et lui conférer une légitimité factice : « le vrai son underground ! » promettent les publicités.

Bruit secret

La discrétion dont fait preuve la free party dans le domaine du langage est symptomatique de sa position dans la société. Les noms des musiciens fonctionnent comme des marques : une invitation à consommer leur musique sous forme d’objet, les supports reproductibles de fixation du son. Un nom signalé à la foule des ravers est une publicité. Pour assurer leur autonomie, leur indépendance de la sphère commerciale, les organisateurs ne donnent aucun nom d’individu, tout au plus divulguent-ils les noms des sound systems sur les flyers, mais ces noms changent souvent (5). Les noms restent discrets, et ont surtout comme fonction de renseigner le raver sur le caractère tribal, et non commercial de la fête. Sur le lieu de la rave, le nom des sound systems est le plus souvent invisible et beaucoup de ravers les ignorent parce qu’ils savent juste qu’« il y a une fête à tel endroit », information transmise de bouche à oreille, du fait que les flyers sont diffusés en quantité limitée. Hormis lorsqu’il s’agit d’un « culte » comme celui de la Spiral Tribe, le nom du sound system organisateur passe au second plan derrière la musique dont le raver sait qu’elle n’est pas produite sur place mais simplement mixée . Les noms des DJs sont très rarement mentionnés sur les flyers, de sorte que le public ignore qui mixe. Seuls les habitués, qui fréquentent les free-parties depuis plusieurs années décodent les flyers et savent qui joue, parce qu’ils finissent par connaître personnellement les membres des sound systems.

Les musiciens sont souvent hors de la vue des ravers : derrière les enceintes. Tout dépend des sound systems qui organisent et des endroits qu’ils choisissent. Tout est fait pour détourner l’attention des ravers de sa personne alors que le rock célébrait au contraire le culte d’un ou de plusieurs individus exposés aux regards de l’assistance. Le spectacle dans la free party ne vient pas du musicien. Ce dernier a bien conscience de n’être qu’un maillon d’une chaîne de créateurs. Il agit toujours au sein d’un groupe, en utilisant les sons d’autrui. Le système autorial est consciemment détruit. Pour autant le DJ se considère comme un créateur à part entière.
Mais la création, la musique perçue par l’auditoire, est toujours le fait de transformations exercées par plus d’un individu. Il n’y a pas de cloisons entre production et diffusion, ni entre individu et collectif.

Dans les raves payantes il existe un phénomène de starification des DJs, dont les noms fonctionnent comme des marques pour attirer les  ravers. Les sound systems ont eux aussi leurs noms auxquels sont sensibles les ravers, mais dans une moindre mesure, parce qu’ils savent qu’il y a souvent des sound systems qui se joignent au dernier moment ou d’autres qui sont absents ; bref il y a souvent des surprises. Le sound system est un collectif, parfois appelé tribu, une communauté, et à ce titre, le raver s’imagine plus facilement en contact, voire inclut momentanément à l’intérieur, tandis qu’il reste en position d’altérité face à un individu dont la nature a changé à cause de la starification dont il fait l’objet.

Les teknivals sont à ce titre des événements révélateurs de l’esprit de ces sound systems. Ce sont de grands festivals de musique techno (la plupart du temps de hardcore) dont l’idée a été lancée par la Spiral Tribe, organisatrice avec d’autres sound systems du premier teknival à Beauvais au mois de juillet 1993. Le principe est de réunir, en été, dans un endroit éloigné de toute habitation tous les sound-systems et les artistes qui le désirent pendant environ une semaine, ou jusqu’à ce que les autorités interviennent physiquement pour les stopper. Des tracts circulent : « Open invitation to all sound-systems and performers » avec un numéro de téléphone correspondant à une boîte vocale sur laquelle le lieu est indiqué au dernier moment pour le public, afin de rester inconnu aux forces de police. Le jour venu, les ravers arrivent par milliers et ignorent quels sont les sound systems présents,d’autant qu’ils n’affichent presque jamais leurs noms. Les ravers peuvent apporter leurs provisions avec eux et ne pas dépenser un centime, tout en profitant de la musique pendant toute la semaine. Ce principe de gratuité est fondamental et fait partie du code d’éthique de ce mouvement observable dans toutes les free parties, sans qu’il soit jamais formulé explicitement par un manifeste. L’absence totale de discours fondateur dans le mouvement techno surprend lorsqu’on constate la constance dans l’organisation des pratiques festives. Le rejet du verbal est d’ailleurs une caractéristique majeure de ce mouvement, et un fait inédit dans la culture populaire du XXe siècle.


La révolte contre le tournant commercial pris par le mouvement techno s’illustre dans une diatribe particulièrement violente, en éditorial du fanzine TNT, qui se sous-titre désormais « antiteknozine » : « La techno n’est plus que la bande son du consumérisme, du gobe, ferme ta gueule et danse. Elle n’aurait pu nous plaire qu’employée à la critique des techniques, non pas dans leur application banale, marketing, propagande, lois des marchés. La techno, c’est drogue + musique, la muzak fin-de-siècle du tout-totalitaire, où chacun gère son extermination à son rythme, une confusion suicidaire entre euthanasie et existence. Reste la musique, toute la musique, qui ne peut plus être “techno”, puisque la “techno” est désormais le complet apanage des technocrates, dance, disco, l’automation musicale du décervelage, ce qui nous révolte et contre quoi tout nous porte à danser. »

Cette marginalité trouve un reflet dans leur musique grondante et infernale, toujours plus incompréhensible pour la société. La free party est désormais plus bruyante que la rave aux oreilles de la société, parce qu’elle ne se plie pas aux règles. Tandis que la fête techno se développait dans un esprit hédoniste, à côté de la société et de ses règles, cette dernière lui a rappelé qu’elle n’était pas prête à tolérer ces excès. Depuis, la free party ne propose pas seulement un espace festif hors du quotidien : elle se développe contre la société en ne négociant pas avec elle. La répression a eu pour effet de casser le mouvement en deux, d’un côté ceux souhaitent intégrer la rave, de l’autre ceux qui contestent à l’autorité politique le droit de réglementer leur fête et se radicalisent, rejoignant alors d’autres mouvements contestataires et fortement politisés dans une grande protestation.

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Une révolte existentielle

« La clef, c’est le bruit – la vie est pleine de bruit – seule la mort est silencieuse ! Voilà pourquoi le bruit est banni de la radio, de la télé, des supermarchés, etc. Les fréquences moyennes font monter l’adrénaline dans votre corps. Lorsque les gens sont excités, en colère, emplis d’émotions, etc., ils font plein de bruit ! (…) Les bruits d’émeutes suscitent des émeutes ! Le digital hardcore est une musique fonctionnelle, pas de la musique pop. Du combustible pour le feu.  »


Le bruit a pour ce groupe un sens politique, un pouvoir de subversion en même temps qu’une dimension vitaliste galvanisante pour le combat politique. Il serait donc légitime, voire nécessaire, lorsqu’on utilise le vecteur musical, d’utiliser comme matériau primordial le bruit dans ce qu’il a de plus distinct de l’idée conventionnelle du son musical. Le bruit est désormais revendiqué comme tel, sans qu’il soit fait recours à une quelconque légitimation. Le bruit, par sa richesse est l’expression d’une énergie intense, une violence prise dans son sens étymologique (de vis en latin qui signifie force vitale). Le musicien se sert du bruit parce qu’il lui donne une grande puissance sur l’auditoire. Le bruit émane d’une personne, il est contrôlé par un individu qui en use à sa guise. La puissance mise à disposition du musicien par le biais des nouvelles technologies et de l’amplification prend une dimension inédite, et permet de reconstruire une forme de pouvoir sur la collectivité que représente l’auditoire. Le bruit devient symbole de pouvoir, ancrant le mouvement techno de gré ou de force dans une problématique d’ordre politique. On a pu lire dans la presse, des commentaires curieux à propos d’un « nouvel ordre mondial »  créé par la techno. Bien que cela paraisse délirant, des relations de pouvoir se tissent dans le cadre d’une rave, un pouvoir reconstruit en dehors du contrôle des pouvoirs publics.

Le mouvement hardcore semble prêt à embrayer dans la voie naguère empruntée par le mouvement industriel vers une contestation radicale des valeurs de la société de consommation, dont l’expression serait entre autre, le bruit. Les noms des musiciens, DJ ou compositeurs, débordent d’agressivité et de provocation : Zyklon B, DJ Attila, Zero Tolerance, Nasenbluten , DJ Scud, La Peste, Violent Shit, Eradicator, Manu le Malin, DJ Skinhead, et la liste est longue. Malgré la débauche de références à des fléaux politiques et autres, le courant hardcore rejette toute accusation de fascisation. Le fanzine anglais Datacide est un des rares à critiquer cette attitude, dans une chronique consacrée à un disque du groupe français Zyklon B : « L’usage douteux du nom du gaz utilisé par les nazis pour l’extermination de masse commence par déclencher une interrogation sur les opinions du label qui par ailleurs insiste sur le fait que leur intention est de démasquer les tendances inhumaines et totalitaires de ’homme. C’est une réminiscence de l’attitude de certains groupes de musique Industrielle des années 80 tel Genocide Organ, une stratégie qui semble néanmoins avoir fait son temps.  »

Tous les fanzines distribués dans les magasins de disques sont marqués par une idéologie de type libertaire, aux accents parfois situationnistes. Les mouvements issus de la contre-culture ont souvent un goût prononcé pour retourner les épithètes désobligeants dont on les affuble. Intégrer un blâme pour en faire son blason est une manière de le renvoyer à celui qui l’a prononcé en soulignant satiriquement l’absurdité du jugement. La free party se veut bruyante pour cette raison. Un flyer pour le teknival de l’été 95 invitait toute l’« Alien Nation » à s’y rendre, le jeu de mot soulignant que les ravers se définissent comme un groupe homogène étranger à la société, et ironiquement conscient de son aliénation par rapport aux critères que leur impose la culture dominante.

L’influence idéologique la plus déterminante vient du Royaume-Uni, c’est le mouvement « Do it Yourself »(DiY) . Sans corps de doctrine, sans structure centripète, c’est une constellation d’organisations, d’associations et d’activistes divers ayant opté pour un mode d’action directe, une culture de l’immédiat, de l’autonomie pour changer la société sans jamais passer par l’établissement, l’Institution ou les partis politiques. Le DiY englobe en fait toutes les actions politiques et culturelles qui se déroulent en dehors du circuit économique capitaliste et sans l’aide de l’état. La free party en est un exemple. Le fanzine anglais Datacide consacre, dans ses trois premiers numéros, des dossiers destinés à informer les ravers et activistes en général pour se défendre (légalement et pacifiquement) contre les policiers, tandis que les fanzines donnent régulièrement des conseils aux ravers et organisateurs de fêtes pour éviter de se faire repérer et harceler par la police locale.


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TNT, fanzine de techno, écrit en couverture du n° 24 : « C’est hallucinant d’entendre que la musique résonne toujours plus des déchirements sonores d’une apocalypse impossible et comme rêvée. S’agit-il du bête processus de la catharsis ? C’est surtout le propre de la quête musicale que d’exprimer la rage, la frustration, la peur, le désir, l’idéal. Cela fait du bruit et ce bruit vient combler un manque atroce, notre terrible sensation d’absence au monde. La musique hurlante et battante est la tempête qui, nous assenant ses vents furieux, dessine en creux l’ombre fragile de notre calme et de notre force.  »

Source

Dernière modification par Abalam (08-10-12 18:24:51)

lapin · Administrateur

11-10-12 14:33:17

11-07-11 · 13 895

  81 

Merci pour l'article.

Un bon gros pavé, mais très riche et bien intéressant.

x-plozif · Sound System

11-10-12 19:09:54

30-11-11 · 838

  30 

Super l'article ! Merci du partage smile

http://www.son2teuf.org/xplozif/   <-- ma page
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