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Abalam · Bass Addict

28-09-12 17:01:51

29-04-12 · 359

  

Habiter le nomadisme. L'exemple de l'habitat mobile des travellers du mouvement techno





Introduction
Première partie
Les travellers à l'épreuve de l'histoire

    Chapitre I
    Genèse du mouvement traveller en Grande-Bretagne
        a) New age travellers ou les premières traces des routards anglais.
        b) La grande déviation : la confluence entre les travellers et les punks.
        c) The right to party: La techno, vecteur des peuples travellers.
    Chapitre II
    L'échappée belle.
    L'affluence des travellers en France.
        a) Vers l'espace-temps d'une free-party.
        b) L'expérience technomade aujourd'hui, en France.

Deuxième partie
Se représenter l'habitat mobile des travellers.

    Introduction au véhicule aménagé
        a) L'acquisition : un premier pas vers la propriété.
        b) Aménager son habitation mobile : une entreprise ambidextre.
    Chapitre I
    Pour une phénoménologie du chez-soi dans une habitation mobile.
        a) Les jeux de l'intimité et de la publicité.
        b) La résidence mobile : une idée du confort.
    Chapitre II
    Usages routiniers du véhicule aménagé.
        a) Compétences techniques et talents aménageurs38.
        b) Pour une utilisation écologique du véhicule aménagé.
        c) Le véhicule aménagé : reflet d'un mode d'habiter distinct et analogue.

Troisième partie
Habiter la mobilité:
L'expérience d'un quotidien insolite et tumultueux.

    Chapitre I
    Permanences et discontinuités sociopolitiques au regard du mode
    de vie des travellers.
        a) Les free-parties ou l'affiliation à une marginalité temporaire singulière.
        b) Le pêle-mêle sociopolitique de la mise en habitat mobile.
    Chapitre II
    Les travellers: entre autonomie et dépendance.
        a) Résider dans un logement mobile : une initiative complexe.
        b) Les travellers, une existence ébranlée entre injonction à la mobilité et à la sédentarité.

Conclusion
Les travellers comme prisme d'analyse de l'habitat mobile.



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Introduction

«Je vis plus de trois mois par an dans mon camion, et si je n'étais pas obligé de me sédentariser pour des raisons professionnelles, je serais plus souvent sur les routes »

«Pour moi, la mobilité est de rigueur. J'ai l'intention de vivre à long terme dans mon camion. »

Ils ne se connaissent pas et pourtant, ils partagent le même paradoxe apparent: habiter le nomadisme. À défaut d'utiliser le terme de nomadisme qui renvoie de manière générale au genre de vie d'un groupe que la nature de ses activités contraint aux déplacements, j'emploie par commodité le terme de mobilité. La mobilité renvoie d'ordinaire au caractère de ce qui est mobile. J'envisage ainsi l'habitat mobile, comme mode d'habiter dans la mobilité, au regard d'une population qualifiée de travellers techno. L'habiter, compris comme le rapport que l'homme entretient à son espace habitable (de Radkowski, 2002: ) est ainsi connoté à la mobilité. De nos jours, les acteurs sociaux sont face à une double injonction: d'une part celle de la mobilité professionnelle et d'autre part, celle de la sédentarité domiciliaire.

Cette recherche s'inscrit dans une anthropologie de l'habitat et dans une sociologie des marges, dans laquelle je mobilise des outils ethnographiques, historiques, et sociologiques. L'objet de cette recherche porte sur les dispositions à habiter un logement mobile chez les travellers du mouvement techno. En toute fidélité avec mon terrain d'enquête, j'utilise le terme vernaculaire de traveller traduisible par [voyageurs] et faisant référence à une partie de la population issue des fêtes techno clandestines, plus connues sous le vocable de free ou rave-parties.

Au regard de la population qui m'intéresse, je me demande ainsi comment habite-t-on la mobilité? En admettant les travellers comme formation sociale signifiante, que nous donnent-ils à voir du logement ambulant ? Quelles relations ont -ils à la société globale et à ses normes? Les travellers représentent-ils une forme de résistance à l'injonction de sédentarité domiciliaire ?

Nos sociétés occidentales contemporaines sont de plus en plus des sociétés mobiles. En France, par exemple, là où en 1936, chacun parcourait cinq kilomètres par jour, nous parcourrons aujourd'hui, en moyenne, chacun chaque jour, physiquement près de 45 kilomètres, et virtuellement, des milliers. Le monde est quasiment inverse de celui de 1936, où le départ était l'exception, le téléphone rare, la radio une découverte, et la sédentarité la règle (Viard, 2006: 9).

De nos jours, nous ressentons sans cesse le besoin d'être mobile. Que ce soit au regard de flexibilité professionnelle ou d'activités de loisirs, les codes normatifs en matière de mobilité nous poussent de plus en plus au mouvement. Face à cette culture de la mobilité, il devient ainsi difficile d'opposer les sédentaires, les nomades, les migrants. Autrement dit, je ne cherche pas à mettre en exergue les divergences entre un cadre social sédentaire et un cadre nomade. Il apparaît que la sédentarité et la mobilité concourent à favoriser l'émergence d'autres pratiques ambulantes, manifestes chez les travellers, notamment.

En outre, nos sociétés se fondent sur une injonction à la sédentarité, à la stabilité, à la permanence spatiale des individus. L'accès à la propriété privée dont les agences immobilières et les organismes de crédit font l'apologie, est également devenu une règle dans nos sociétés industrialisées. Les services à domicile de plus en plus fréquents dans toutes les sphères de la vie sociale, et l'omniprésence de la télévision dans les foyers, limitent les mobilités de temps libre. L'impératif d'une sédentarité domiciliaire est le plus pesant. Dans ces espaces de mobilité, les trajectoires des travellers sont faites de points d'ancrage temporaires et occasionnels, parfois au sein de squats. Pour ces jeunes Européens, une trop forte sédentarisation semble alors entraver leur liberté.

L'homme est aujourd'hui un bricoleur de la vie sociale, pris entre mouvance et constance. L'ultimatum issu des normes sociales, consistant à acquérir un logement fixe et par conséquent à stabiliser la population, ne semble pas être applicable à tous.

En effet, le logement est devenu, au sens de Robert Castel, une question sociale récurrente, c'est-à-dire, un «défi qui interroge, remet en question la capacité d'une société à exister comme un ensemble lié par des relations d'interdépendances» (Castel, 1995 : 25).

La question du mal-logement renvoie à une pluralité de mauvaises conditions d'habiter concernant de plus en plus de ménages mais aussi des publics et des situations de plus en plus variées. Face à la pénurie généralisée de logements et à la hausse du coût du parc privé, certaines personnes ont répondu par la mise en mobilité d'un habitat. Intégrant caravanes, fourgons aménagés ou camping-cars, ils vivent entre itinérance et sédentarité. En expérimentant une autre manière d'habiter, les travellers répondent ainsi à cette tension sociale inhérente au mal-logement.

Chaque population mobile devrait faire l'objet d'une recherche approfondie. Grâce à mes connaissances préalables des fêtes techno clandestines et de l'habitat mobile, j 'ai sélectionné une seule catégorie de ces personnes de façon à mener une investigation singulière et concentrée. Je me suis ainsi particulièrement intéressée au groupe nommé travellers. Ils ont en moyenne entre 18 et 35 ans, sont fréquemment employés en tant que saisonniers ou dans les agences d'intérim, bien qu'ils puissent être aussi bien chômeurs, à la recherche ou non d'un emploi. Subsistant également grâce à l'économie basée sur leur sound-system3 , ils vivent effectivement une partie de l'année dans leur habitat mobile.

Aussi, les travellers sont plus souvent des hommes bien que ce mode de vie attire de plus en plus de femmes. En moyenne, ils sont célibataires. Toutefois, la mise en concubinage devient de plus en plus fréquente chez les travellers qui ne franchissent cependant pas le seuil du mariage. Si certains ont fondé une famille en habitant dans la mobilité, d'autres ont préféré se stabiliser le temps nécessaire à l'évolution de leurs enfants. C'est effectivement ce que soulignait Coralie, au cours d'un entretien: «C'est difficile d'être nomade quand on a deux enfants »

Pour réaliser cette recherche, je suis partie à la rencontre d'anciens travellers anglais, réunis aujourd'hui dans une troupe de cirque, appelée Bassline Circus. Ex-organisateurs de soirées techno, j 'ai privilégié leurs expériences de travellers que celles d'artistes de cirque contemporain. Pendant un mois de l'été 2007, entre Londres, Cheltenham et Manchester, j'ai participé aux convois qui les menaient aux festivals. J'ai apporté mon aide quant à la mise en place de leur spectacle, en participant à plusieurs tâches logistiques telles que la gestion des costumes, du décor et du maquillage. Mes matériaux relèvent de l'observation participante et d'entretiens semi directifs. Grâce aux entretiens, j 'ai saisi les souvenirs de voyages et les premières fêtes techno qu'ils organisaient. Par la méthode des trajets commentés propre à Jean-Paul Thibaud, j 'ai dès lors recueilli les ressentis lors des déplacements et obtenu les commentaires des agents (2001 : 79-99). Enfin, par mes observations, j'ai découvert leur manière d'habiter la mobilité (vécue ici) entre un squat londonien, les festivals de cirque et les différentes excursions.

Par ailleurs, dans une perspective comparative, j 'ai prolongé ce terrain d'étude en France. Je me suis ainsi mise en contact avec diverses troupes de travellers, bien souvent réunies autour d'un sound-system. C'est au cours des fêtes techno clandestines que je me suis entretenue avec les acteurs sociaux: organisateurs, participants, policiers. J'ai photographié de nombreux véhicules et de nombreuses situations festives. J'ai également observé sur des temps longs quelles sont les pratiques des travellers en milieu festif, leurs manières de cohabiter.

Au regard de la problématique et des hypothèses qui en découlent, je dresse dans une première partie l'historique des mouvements de travellers en Angleterre et en France, des années 1960 à nos jours. Dans une perspective compréhensive, j'ai travaillé à la comparaison des travellers anglais et français autour des notions d'ordre public et de jeunesse. Des new age travellers aux technomades, en passant par l'expérience des squats vécue par le mouvement punk, l'émergence de l'habitat mobile et de ses difficultés à exister dans la société globale se retrace ainsi sur un temps relativement court.

Dans une seconde partie, je me focalise davantage sur l'habitat mobile et ses représentations. L'introduction des différents coûts que représente un habitat mobile me permet de présenter le véhicule aménagé en logis. Ensuite, les questions de l'intimité et de la publicité de la résidence mobile sont développées au regard de la construction d'un espace public et privé.

Aussi, grâce à notion de «chez-soi», je creuse la question de l'occupation de l'espace public et de l'espace privé. Puis, au regard des préjugés sur cet habitat, communément jugé rudimentaire, je m'essaye à la compréhension du confort et de ses caractérisations.

Enfin, les compétences à habiter un véhicule aménagé en logis sont examinées. Puisque le caractère éminemment autonome de l'habitat mobile révèle les compétences de ses acteurs et démontre les aptitudes à déceler des ressources, nous voyons d'une part, les compétences acquises culturellement venant rendre compte que l'habitant crée des arrangements dans son logement à partir de « modèles culturels»; d'autre part, on comprend les compétences des travellers à habiter la mobilité dans leur capacité à maîtriser les différents éléments.

La dernière partie se consacre à l'équilibre trouvé entre les injonctions de sédentarité domiciliaire et l'injonction de mobilité. En me demandant si les travellers sont des acteurs ou des sujets de la mobilité, les idées interdépendantes de contrainte et de choix sont abordées. Je considère également les incidences sociales au logement mobile, en analysant les rapports de la résidence mobile et de son occupant, à la société globale et à ses normes. Puisque la question du logement ambulant ne fait pas partie des interrogations qui se posent aujourd'hui dans le champ politique français et anglais, nous réfléchissons pour terminer sur les discontinuités sociopolitiques apparentes.




Première partie
Les travellers à l'épreuve de l'histoire



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Free-party organisée par le sound-system anglais des Spiral Tribe Ð Sud France Ð 1995. Photo prise par l'un des membres du sound-system




Chapitre I
Genèse du mouvement traveller en Grande-Bretagne


Dire l'histoire du mouvement des travellers en Grande-Bretagne et en France est complexe. D'une part, la difficulté est de choisir un début et une fin au temps que recouvre le mouvement des travellers. Isoler certains éléments historiques m'a ainsi permis de fixer la chronologie, soit des années 1960 à nos jours. Par exemple, lors de mes investigations, il est apparu que le terme même de traveller [voyageur] était utilisé au XVIIè siècle pour qualifier une catégorie de voyageurs autonomes anglais.

D'autre part, en élucidant mes implications personnelles, j 'ai pu circonscrire dans un premier temps «le poids de mon engagement » par rapport à certains événements et dans un deuxième temps, alléger mes considérations subjectives (Prost, 1996: 92). C'est en effet, en relisant mes premiers écrits sur l'histoire des travellers que je constatais un certain « enracinement personnel» (Prost). Pour atteindre ainsi une meilleure rationalité, une prise de recul a été nécessaire. Dans le même temps, ce sont les évènements et le rapport aux sources qui m'ont également permis de relativiser mon implication. C'est, notamment en parcourant les ouvrages de Paul Veyne, que j'ai compris qu' « en aucun cas, ce que les historiens appellent un événement n'est saisi directement et entièrement, il l'est toujours incomplètement et latéralement à travers des documents et des témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces» (1971 : 14). Aussi, je partage l'idée d'Antoine Prost selon laquelle: « C'est l'histoire qui crée le recul »

Par ailleurs, la difficulté à construire cet historique réside dans l'absence de sources documentaires françaises. A contrario, c'est en Grande-Bretagne, notamment lors de l'enquête de terrain, que j 'ai pu réunir différents éléments : entretiens, ouvrages, articles de presse. En France, exceptées la Une de quelques journaux nationaux et surtout régionaux, peu d'ouvrages scientifiques font mention du mode de vie de ces voyageurs autonomes, liés à l'univers de la musique techno. Néanmoins, les sources figuratives sont plus courantes. Lors de mes recherches, j'ai eu accès à des fonds photographiques importants disponibles sur Internet, à des documentaires cinématographiques achetés ou prêtés par des réalisateurs, à un panel d'affiches et de tracts pour chaque événement, et aussi à des sources orales comme des émissions de radio, notamment sur France Inter et France Culture.

J'ai procédé à l'écriture de cet historique au regard de concepts empiriques, par lesquels l'histoire du mouvement des travellers s'est articulée. C'est autour des notions d'ordre public, de jeunesse et de mode de vie que j 'ai réalisé cette première partie. Je montre ainsi comment ces trois concepts viennent illustrer et expliquer le caractère singulier de cette formation sociale signifiante que sont les travellers.

Avant de pénétrer l'histoire des travellers, je tiens à préciser que les évènements singuliers auxquels je fais référence sont historiquement spécifiques et par conséquent à la fois «généraux et particuliers ». Les travellers sont ici les «représentants d'une catégorie» d'individus pris dans des époques données aux contextes sociopolitiques différents. (Veynes, 1971: 48) Ici, ce qui fait notamment leur spécificité, c'est le caractère hybride de leurs identités. Puisque, des new age travellers des années 1970 aux technomades des années 1980 à nos jours, j 'ai réalisé que les travellers portaient en eux tout un ensemble d'identités disparates. Je fais l'hypothèse que toutes ces ipséités sont fédérées autour de la marginalisation de ces groupes.

Au regard de ces identités plurielles et des concepts clefs précédemment cités, j'aborde la méconnaissance, et par là même la méfiance existante autour de ces individus. Face aux a priori concernant les travellers (drogués, marginaux, dealers, impropres, négligés), les arguments montrent que sans être forcément faux, ces jugements spontanés masquent une part de la réalité sociale de leur univers.

a) New age travellers ou les premières traces des routards anglais.

Dans les années 1960, en Angleterre, le terme traveller est peu, voire pas du tout usité. On les appelle des New age travellers. L'usage du préfixe New Age renvoie à une sorte de «sacralisation du moi », à la primauté de l'intérêt personnel pris dans la spiritualité. (Hetherington, 2000: 12) Les New age travellers sont organisés autour du culte de l'individu et du collectif, au travers de thérapies alternatives.

Ces années -là, la terre britannique développe une tradition de concerts gratuits [free festivals]. Souvent réalisés en plein air, ils sont parfois associés à des mouvements alternatifs contestataires relatifs à des revendications contemporaines comme le rejet des armes de destruction massive. Les festivals libres sont donc vus et compris comme une sorte d'alternative à la société globale et non pas comme le haut lieu de l'amusement et du plaisir. On peut lire ces festivals comme un carnaval. En ce sens, le carnavalesque de ces festivals est associé à des formes rituelles de comportements transgressifs dans lesquels les sanctions morales et les comportements normatifs sont temporairement suspendus et décrédibilisés. À travers l'espace constitué en festival libre, outre une insistance sur la diffusion de la musique et la consommation ouverte aux drogues de toutes sortes, on peut voir que les festivals offrent des opportunités au jeu de la moquerie des autorités (Hetherington, 2000).

Avec cette idée de transgression, je suppose que la catégorie sociale de la jeunesse dans laquelle peuvent être inscrits les new age travellers, renvoie à des pratiques déviantes. Ces pratiques marginales proviennent d'une certaine «dissidence» comprise comme une marginalité choisie. C'est une prise de distance volontaire avec les normes et les valeurs dominantes. Le refus du conformisme peut ainsi être lu au travers de ces festivités.

Or, je fais également l'hypothèse que leur marginalité est subie dans la mesure où une partie de ces personnes se trouve démunie au point d'être dans «l'impossibilité économique de respecter les normes dominantes de la société » (Lascoumes, 1977: 54-55). Entre une marginalité choisie et subie, les new age travellers semblent osciller entre deux façons d'être face à la société : d'une part, leur anti-conformisme les éloigne des valeurs sociétales traditionnelles et d'autre part, dans le même temps, ils s'y résignent par défaut. Cette ambivalence, nous pourrons la retrouver tout au long de parcours divers et des différentes époques que traversent les travellers.

Les New age travellers commencent ainsi à voyager de festivals en festivals, aux moyens de véhicules aménagés en logis. Les festivals prennent alors un sens important, par lesquels les travellers expérimentent le paysage dans lequel ils fondent leurs habitats.

Par ailleurs, l'idée d'un mode de vie nomade émerge en dehors des festivals, entre les événements, par les convois. À la fin des années 1970, le convoi n'est pas devenu juste la manière la plus sûre pour les new age travellers de se déplacer en territoire « hostile»; c'est devenu un défi ouvert aux autorités et un défi aux tentatives de régulation des personnes vivants sur les routes.

C'est pourquoi, le convoi, son statut par conséquent, hors-la-loi et l'image de ces nouveaux nomades attirent de nombreux jeunes à la fin des années 1980. Leur mobilité peut être perçue comme un «pèlerinage », évoquant le déménagement temporaire de plusieurs personnes, de sa société hôte jusqu'à un espace sacré, un site particulier. Pour ces New age travellers compris alors comme des pèlerins, la marge constitue le centre. (Hetherington, 2000: 75) Autrement dit, les travellers de cette époque ne sont pas des pèlerins religieux au premier sens du terme. Mais, leur mode du voyage associé au convoi pratiqué dans les années 1980, rend compte de similitudes avec les pratiques de pèlerinage. Dans ce cas, le pèlerinage vers des sites de festivals a été potentiellement le moyen de rompre avec l'ordinaire, la quotidienneté prise dans la routine.

Au contact des travellers anglais, j'ai expérimenté divers convois, dans des véhicules différents à chaque fois. Ma place de passagère m'a permis d'apprécier la mise en route des véhicules. Aussi, le code symbolique interne entre conducteur, la gêne occasionnée à l'ordre public, le sentiment que le collectif ne fait qu'un sur les routes et la pesanteur du convoi au sens de son effet de masse, exhalent l'idée d'un certain pouvoir. Dès lors, en considérant le convoi comme formation sociale signifiante, j'ai fait l'hypothèse que le convoi donne à voir un collectif et ses interdépendances. Les interactions sociales internes et externes au convoi sont significatives. Elles viennent exprimer d'une part la contiguïté aux normes sociales en matière de circulation, en quelque sorte le respect du code de la route; et d'autre part, les compétences aux subterfuges, aux déviations sociales.

Aussi, puisqu'un convoi passe rarement inaperçu, je me suis demandée si les travellers n'éprouvent pas un certain plaisir à être vus, tout en ne souhaitant pas être repérés. À la suite de mes expériences et de mes observations, je peux dès lors affirmer que les différents convois privilégient le camouflage.

Néanmoins, je constate aussi la capacité pour certains à se mettre en scène, improvisant ici et là, des jeux de klaxons, des tours de rond-point, s'agglutinant parfois à plus d'une vingtaine de véhicules sur les places exigues de villages reculés. Ainsi, comme je le signale précédemment, les convois peuvent parfois être assimilés tantôt à un jeu, visant à se railler des autorités à travers des parades vrombissantes; tantôt à une formation sociale secrète et tapie, circulant obscurément.

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Juin 1985, Battle of the beanfield.
Photographie prise par Alan Lodge



ll n'est pas vain de souligner que les convois massifs et les divers rassemblements connaissent des mesures répressives. Les festivals libres de Stonehenge sont le théâtre de violents affrontements entre les festivaliers et les forces de l'ordre. C'est notamment à travers The battle of beanfield [La bataille du champ de haricots] que l'histoire nous donne à voir ces confrontations.

En 1985, une centaine de new age travellers s'unissent dans un convoi massif de plusieurs véhicules pour former The peace convoy [Le convoi de la paix]. Ils s'engagent ainsi sur la route du site

de Stonehenge pour y établir un grand rassemblement, et protester contre la venue de missiles de croisière américains sur les terres britanniques. Mais la police anticipe leur arrivée et clôture le périmètre du monument pour empêcher ainsi l'évolution du convoi et le rassemblement. Bien que redoutant ces barrages, ils tentent malgré tout de forcer le passage en s'introduisant par un champ de haricots. Mais, ils s'y embourbent. Les forces de l'ordre procèdent alors à une véritable chasse aux sorcières et ont recours excessivement à la violence, brisant pare-brise et fenêtres des véhicules, châtiant le moindre individu en fuite.

Les documents photographiques, les témoignages, les interviews journalistiques et les Unes de l'époque ont largement rendu compte de cet événement constatant que le système en place n'était pas adéquat pour ces populations marginales. Les new age travellers ont d'ailleurs attaqué en justice l'ensemble du corps policier pour violence injustifiée. Ils ont obtenu gain de cause après six années de procédures juridiques.

Au mois de mai et juin de l'année 1986, les troupes de new age travellers continuent à se rassembler autant que faire se peut. Mais les forces de l'ordre les repoussent vers le sud de l'Angleterre. C'est dans ce contexte, que l'amendement du Public Order Act est créé en 1986.

La section 39 prévoit la régulation des convois de masse, et qualifie de criminel toute personne séjournant sur les terres britanniques sans droit ni titre.

Dans ce climat politique très hostile aux travellers, les convois commencent à s'amoindrir. Les familles vivant dans la crainte des expulsions, se sédentarisent, trouvant entrepôts [warehouses] ou fermes pour les accueillir. Certains recréent les communautés rurales telles qu'elles sont pratiquées plus tôt par les hippies dans les années 1960. Les festivals libres sont ainsi court-circuités, rompant l'économie parallèle qui s'y est créée. En effet, ces fêtes sont aussi le lieu du commerce. Outre les vendeurs de glaces ambulants et le sourd marché des drogues, toutes sortes de biens sont vendus au sein de ces espaces festifs. Dans la perspective New Age, on peut y trouver toute une gamme de produits parapharmaceutiques naturels, des cristaux, des livres d'astrologie, des jeux de tarot. Aussi, les travellers ont toujours une place dans leur véhicule respectif pour stocker objets et bibelots destinés à la vente ou au troc dans les festivals: pièces mécaniques, objets ramenés de voyages, disques et autres mobiliers sont agencés à travers des brocantes. La mise en vente de véhicules (camions, bus ou caravanes) y est aussi fréquente, tout comme les différents services offerts : peinture sur véhicule, tatouage, piercing.

Pendant que ces festivals donnent l'impression d'un désordre spontané, ils sont vraisemblablement réglementés et auto-policés. Autrement dit, dans une perspective propre à Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, on peut penser ces marchés parallèles comme l'exemple d'une certaine «reproduction de l'ordre social » (Bourdieu, Pas seron, 1970). La volonté de créer une sorte d'économie différente basée sur le troc ou le don renvoie ici à la capacité de ces individus de sortir de l'économie libérale dominante et d'envisager ainsi d'autres normes, d'autres modèles d'échanges.

Or, les témoignages reflètent en même temps une autre réalité. Même dans les systèmes les plus autogérés, visiblement les plus libres de toute coercition, on remarque la réplique de certaines normes sociétales. Hiérarchisation des rôles, compétition, concurrence, division des tâches ménagères, logistiques ou de maintenance sont autant de codes que la société produit et que ces micro-sociétés reproduisent.

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Marché, Festival libre Formby Point, Lancashire en Angleterre, 1988.



b) La grande déviation : la confluence entre les travellers et les punks.

Dans le même temps, la scène punk londonienne sort de l'ombre. Les premiers groupes apparaissent dans les années 1975-1976 et affichent ainsi leur volonté de tabula rasa, et leur liberté de création maximale, comprise notamment à travers le vocable Do It Yourself ou DIY [Faites-le vous-même]. Ils s'approprient la notion d'autogestion, comprise comme la gestion par soi-même. Dans les faits, les punks investissent les espaces abandonnés des villes

Tout comme l'annonçait un tract de Positive Force, un groupuscule punk de la scène londonienne, en 1985 : le punk « Ce n'est pas une mode, un certa in style de vêtement,

une phase passante de rébellion instinctive contre tes parents, la dernière tendance «cool» ni même une forme ou un genre particuliers de musique. Réellement, c'est une idée qui guide et motive ta vie. La communauté punk ayant subsisté, existe pour soutenir et réaliser cette conception à travers la musique, l'art, les fanzines et d'autres expressions créatives particulières. Et quelle est cette conception? Penser par toi-même, être toi -même, ne pas te contenter de prendre ce que la société t'a donné, établir tes propres règles, vivre ta propre vie. »

c) The right to party: La techno, vecteur des peuples travellers.

Parallèlement, à la fin des années 1980, la nouveauté perçue de la techno, lorsqu'elle arrive des Etats-Unis (Chicago), entraîne un engouement particulier. C'est notamment le moment de l`apparition de l'ecstasy, substance amphétaminique psycho-stimulante présentée sous forme de comprimé. Néanmoins, l'usage de psychotropes illégaux, bien que faiblement constaté par les politiques publiques, crée la polémique.

En 1988, en Angleterre, le nombre de discothèques diffusant cette musique est encore restreint, et toutes ne répondent pas, par leurs horaires de fermeture, au besoin de danser toute la nuit : hormis pour Londres, elles doivent fermer à deux heures du matin. Les premiers sound-systems sortent alors des villes, entraînant avec eux des milliers de citadins et créent par conséquent les premières fêtes techno, organisées en dehors des réseaux institutionnels, qu'on appelle rave. Entre autres journaux à fort tirage, The Sun fait à plusieurs reprises sa Une avec le «scandale des raves », notamment le 26 juin 1989. La première page montre des jeunes danseurs sous la mention « défoncés» en lettres géantes. La légende indique: «Nuit d'extase. La danse folle de jeunes à la recherche de sensations fortes lors d'une fête secrète rassemblant plus de 11000 personnes.» L'équation certes lapidaire rave = ecstasy a longtemps fait recette, nourrissant ainsi différents discours et justifiant bon nombre de campagnes de répression.

Par ailleurs, il semble que l'entrée dans un sound-system marque la possibilité de vivre la fête sur le long terme, au-delà d'une nuit. L'organisation en sound -system a pour fonction d'assurer l'acclimatation de l'expérience de la rave en mode de vie plus global. Ce mode de vie peut être qualifié de «technoïde », façon de désigner « les tenants de cette culture, comme à d'autres époques et pour d'autres cas, les termes hippies ou punk» sont employés (Pourtau, 2004: 100-101).

Selon Howard Becker, dans une carrière déviante, la dernière étape consiste à entrer dans un groupe déviant organisé qui offre ainsi un destin commun (1985: 62). La mise en commun permet en particulier de transformer le rapport entre le sujet et la société. Jusque-là, une déviance solitaire est considérée comme le signe d'une inadaptation, d'une faiblesse. En s'agglomérant à d'autres, elle devient une différence assumée. Ainsi, la vie en communauté des technoïdes se base sur les mêmes raisons qui poussent d'autres jeunes adultes à vivre en colocation: des arguments économiques et des liens affectifs. Dans le cas du sound -system , la mise en commun des compétences et des biens pour organiser les soirées s'étend, dans les faits, à une mise en communauté.

L'expérience groupale de la marge chez les technoïdes peut être lue comme une forme d'anachorétisme, comprise comme le mode de vie des ermites vivant à l'écart de la société.Dans tous les cas, il s'agit d'échapper à l'influence des normes sociétales et d'essayer de construire non pas un système alternatif mais une « zone d'autonomie temporaire » (Bey, 1991: 10), régie par des règles et des valeurs différentes. Mais jusqu'ici, l'effet formatant de la société globale semble avoir souvent raison sur le moyen terme des cultures alternatives. La dissolution de ces groupes est avérée. Néanmoins, il est encore un peu tôt pour conclure sur le mouvement technoïde des travellers réunis en sound-system, mais il semble bien qu'une partie du mouvement prenne la direction d'un retour à un mode de vie individualiste classique

Ceci étant dit, jusqu'au milieu des années 1990, on assiste à la diffusion massive de flyers . Cette massification témoigne de la densité que prennent les fêtes techno illégales en Grande- Bretagne. Lors de l'été 1992, à Castlemorton, est organisé le plus important de ces rassemblements réunissant entre 25000 et 40000 participants.


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Le grand rassemblement techno de Castlemorton en 1992



Courant 1994, après des centaines d'interventions policières, d'arrestations et une répression sans grand effet, le gouvernement anglais conservateur frappe un grand coup en imposant le Criminal Justice Act. L'ambition de cette loi est à la fois de lutter contre les raves clandestines et le nomadisme émergeant de ces pratiques. La cinquième partie de la loi réprimande notamment les réunions non autorisées sous l'emblème d'une musique «aux rythmes répétitifs» et donne aux autorités le pouvoir de saisir immédiatement le matériel du sound-system. La loi est adoptée et rapidement mise en place. C'est à partir de cet ultimatum que l'on constate en Angleterre la synergie entre les new age travellers, d'anciens amateurs de discothèques devenus ravers, et une partie du mouvement punk délogé des squats. De ce creuset anglo-saxon, naît le mouvement des travellers, des tribes [tribu] comme ils aiment à s'appeler, des «technomades» (Colombié, 2001: 17). Les résultats de la dernière injonction ne se sont pas fait attendre. La plupart des travellers réunis autour de sound-systems et de véhicules aménagés en logis, quittent la terre britannique pour le continent.

Les plus célèbres de ces migrations sont réalisées par les Desert Storm, les SoundConspirancy et les Tomahawk. Ces trois sound-systems accomplissent entre 1994 et 2002, les premiers longs convois hors union européenne. Ils deviennent sans le savoir à cette époque, les pionniers d'un mouvement transnational de travellers techno . Sous l'égide du nom des World Travellers Adventures, les trois escapades sont filmées et largement diffusées. Ils se rendent en Afrique, en Iran, en Inde et en Bosnie dans le dessein de conjuguer leur mode de vie, la musique techno et ses fêtes et les cultures locales des pays qu'ils traversent. Aussi, ils participent activement à une oeuvre humanitaire en ramenant matériels scolaires et médicaux dans des espaces démunis de tout aide caritative.
«On est parti sans argent, avec trois véhicules. On a perdu tant de choses, quatre chiens, nos trois camions, tout notre argent,mais on a réussi à faire ce qu'on voulait faire.

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Le sound-system Desert Storm en Bosnie, en 1996.
Annonce publique de lafree-party du jour.





Chapitre II
L'échappée belle.
L'affluence des travellers en France.


Même si en 1988 et 1989, la house music fait son apparition dans certains clubs parisiens comme le Boy, le Rex et le Palace, lors de soirées spécialisées, c'est à partir du début des années 1990 que le phénomène rave arrive en France. Au départ, de sporadiques fêtes-raves ont lieu sur des péniches et d'autres endroits insolites. Les fêtes se déroulent presque exclusivement en région parisienne et dans les villes situées au nord de la France, à proximité de pays tels la Belgique, où les scènes sont d'avantage développées.

Dès 1992, les premières free-parties fleurissent en France: organisées par les travellers anglais, dont la troupe Spiral Tribe , poussée hors des terres britanniques par la répression croissante. Ils arpentent la région parisienne et les villes de province, improvisant ici et là des fêtes techno, à l'image des raves anglaises. Ce sound-system est aujourd'hui devenu l'une des références communes de toute une génération d'européens amateurs de fêtes techno. C'est avec notamment leur tube Forward the revolution et son refrain You might stop the party but you can 't stop the future 16 [Vous pouvez peut-être arrêter les fêtes mais vous n'arrêterez pas le futur], que les Spiral Tribe rallient nombre de jeunes à leurs pratiques des fêtes et du nomadisme.

En France, le public et les organisateurs des fêtes considèrent que les raves ne peuvent se confondre avec les free-parties . Dans une perspective relative au contexte français, la rave du verbe anglais [délirer] fait alors référence à une fête techno payante (avec un prix imposé désigné par un PAF: Participation Aux Frais) et organisée de manière légale (autorisations préalables).

Du point de vue de nos voisins britanniques, la rave ressemble aux free-parties françaises actuelles: soit littéralement une fête libre sous-entendant l'idée d'une fête techno, semi gratuite (sur donation libre), se déroulant dans un cadre illégal et clandestin.

a) Vers l'espace-temps d'une free-party.

Grâce au procédé de l' info-uine [Serveur téléphonique vocal payant], les noctambules peuvent connaître l'itinéraire à suivre pour se rendre enfree-party. Par ailleurs, le bouche-àoreille constitue l'une des techniques de transmission des informations la plus répandue. Néanmoins, les info-uines, coûteuses pour les organisateurs sont souvent annoncées sur un ton expéditif, pas toujours compréhensibles. Par conséquent, il arrive fréquemment que de malentendus en bouche-à-oreille peu fiables, des convois massifs de véhicules se retrouvent perdus.

«Ça fait partie du jeu »



Par ailleurs, tandis que certains auteurs pensent les free-parties comme le vecteur d'un certain «hédonisme festif » (Maffesoli, 1992 : 132), d'autres plus clairvoyants, signalent que ces fêtes peuvent parfois être sombres, individualistes et puériles. Malgré les ambitions politisées des pr emiers organisateurs de raves puis de free-parties, il apparaît aujourd'hui clairement que les objectifs du mouvement se cantonnent à l'organisation des fêtes. Consistant en une retraite collective temporaire, ces fêtes ne sont pas un lieu de contestation au sens d'un mouvement social ou d'une organisation militante, néanmoins elles entendent éviter les contraintes, fuir momentanément la société, ses règles et ses normes. Or, l'expérience fait foi et dévoile que les acteurs des free-parties reproduisent une part des normes sociétales tout en créant une autre définition de l'ordre public.

En 1993, a lieu le premier teknival français, près de Beauvais, à l'initiative de deux soundsystems, l'un anglais (les Spiral Tribe), l'autre français (les Nomades). Ce teknival clandestin vient en fait remplacer la rave autorisée puis interdite à Amiens. Ce festival techno fait découvrir à la jeunesse française le mode de vie des travellers anglais, organisés autour du sound-system. Après cet événement, bon nombre de jeunes décident de prendre exemple sur la Spiral Tribe, et fondent leur propre sound-system, itinérant ou non. Parmi ceux-ci, on retrouve les OQP, Total résistance, les Metek , les Heretiks, les LSDF. Le mode d'engagement en sound-system est vite adopté et prend, dans le mouvement techno, des allures de virus. Les free-parties commencent à proliférer un peu partout en France. Et c'est bien le but de ces voyageurs techno anglais : créer un réseau international de travellers techno, pour que «la musique ne s'arrêt e jamais ».

Les années 1995-1996 en France sont ainsi marquées par l'avènement des premières raves gratuites organisées officiellement, notamment pour la fête de la musique. Aussi, c'est la création d'association telle que Techno Plus entamant une action de prévention et de réduction des risques liés à la consommation de drogues. C'est également les premières techno parades. Bien que le climat lui est hostile, le phénomène musical techno continue ainsi à prendre de l'ampleur en France. Dans le même temps, un déchaînement médiatique sur la question des free-parties et de leurs liens incontournables avec la consommation de psychotropes, défraye la chronique. Pour répondre aux inquiétudes d'une grande majorité de Français (parents, cliniciens, propriétaires, journalistes), le gouvernement engage toute une série de mesures visant à réguler, au mieux à éteindre le feu de la techno et de ses fêtes.

«Le caractère délibéré de ces manifestations misérables,intolérables, en ce qu'elles reflètent un mal-vivre et un incivisme générés par notre société nous conduit à réfléchir sur ce grave problème. »



Par ailleurs, c'est cette fois-ci sans consultation, que les ministères s'engagent conjointement dans une guerre sans merci aux fêtes techno illégales. De violentes interventions policières ont ainsi lieu à l'encontre de ces fêtes clandestines. C'est en janvier 1999, que paraît une nouvelle circulaire ministérielle : «Instruction sur les manifestations rave et techno », remplaçant celle de 1995. Cosignée par les ministres de l'Intérieur, de la Défense et de la Culture, son objectif affiché est « de voir se substituer aux réunions clandestines trop souvent sources de graves incidents, des manifestations encadrées, avec l'assurance qu'elles ne constitueront pas d'atteinte à la tranquillité des populations et à l'ordre public, ni à la sécurité des participants. » En clair, les événements techno légaux doivent pouvoir exister, tandis que les organisateurs qui continueront malgré tout à agir de manière clandestine, devront faire l'objet de poursuites.

C'est pourquoi il est nécessaire d'exprimer la dualité politique et idéologique du public et des organisateurs de free-parties , sur la volonté de légiférer et de légaliser ou non le mouvement. Certains entendent s'associer au gouvernement, se soumettant ainsi aux différentes circulaires, de manière à organiser des soirées techno légales et autorisées. Tandis que d'autres préfèrent conserver l'esprit dit underground du mouvement et continuer clandestinement l'organisation des fêtes à l'insu des autorités. La scission est frappante. On assiste à la multiplication croissante de rave autorisées, de teknivals encadrés et dans le même temps, au déploiement des fêtes clandestines aux quatre coins de la France.

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En clair, les relations entre les autorités et les adeptes des free-parties sont loin d'être pacifiques. Nombres de leurs interventions ont lieu sans sommation, détériorant le matériel des sound-systems et arrêtant arbitrairement les individus. Il arrive ainsi que le public désireux de protéger l'ensemble du matériel soit pris dans une émeute avec les policiers. Enfin, lorsque les forces de l'ordre n'aboutissent pas à leurs desseins, les participants reçoivent plusieurs mois plus tard, des amendes (135 euros par personne et par véhicule), voire des convocations au tribunal pour les organisateurs.

b) L'expérience technomade aujourd'hui, en France.

Les travellers techno issus du mouvement des fêtes clandestines sont pris dans une double législation: d'une part, celle concernant l'organisation des free-parties et d'autre part, la loi, plus ancienne, définissant les personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe. C'est la loi votée le 3 janvier 1969, sous Charles De Gaulle, relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France.

Exerçant souvent des emplois précaires, les travellers français peuvent être considérés comme des nomades effectivement, six mois sur douze. Or, ces mêmes personnes sont aussi souvent dans une situation de recherche d'emploi, de chômage, vivant du RMI.

Ainsi, il apparaît clairement qu'une part importante des travellers techno oscillent entre l'itinérance et la sédentarité.
«Je me sens semi-nomade. J'ai un point d'attache pour mon travail et je voyage dès que je suis libre de tout engagement.»

Or, que ce soit au regard du contexte actuel français ou du contexte anglais, le constat est le même: la population des travellers du mouvement des fêtes techno clandestines est exotique pour l'imaginaire collectif.

L'ensemble des activités des travellers reste inexploré par le corps scientifique. Avec ce panorama de l'histoire courte des travellers en Grande-Bretagne et en France, je rends compte de leurs diverses expériences sociales, culturelles et politiques. Je réalise que les travellers ont traversé quatre décennies de tensions relatives à leur mode de vie insolite et à l'organisation de festivités prohibées.

Ici, exposer partiellement les mémoires des différents travellers des années 1960 à nos jours est une manière de contribuer à la compréhension de cette population. En effet, j'estime que sans cette perspective historique, il serait vain de proposer une approche critique du mode d'habiter des travellers d'aujourd'hui.




Deuxième partie
Se représenter l'habitat mobile des travellers.


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Introduction au véhicule aménagé

Le choix de l'expression véhicule aménagé à l'instar des termes de fourgon ou de camion, est important. En effet, sous la terminologie véhicule aménagé, nous considérons l'ensemble des véhicules légers ou lourds consacrés à l'aménagement en logis. Ainsi, je prends en compte les fourgons et les camionnettes, autant que les camions poids lourds et les bus. Tous les types de véhicules sont convoités par les travellers. Certaines marques et certains modèles sont privilégiés comme le fourgon Mercedes 508D qui demeure l'une des références chez les travellers. Nombreux sont, en effet, ceux qui aspirent à posséder un véhicule de ce type puisque c'est un véhicule léger (moins de 3,5 tonnes) qui possède le plus gros volume intérieur. De manière générale, compte tenu de mes observations de véhicules en milieu festif, la marque Mercedes est vraisemblablement très visée, en raison de la robustesse des moteurs.

Les camions dits camion-caisse sont également de plus en plus visés par les travellers. Sur une base de fourgon, ces véhicules sont munis d'une caisse à l'arri ère. Avec des caisses de formes cubiques, ils sont par conséquent commodes pour l'aménagement. Par ailleurs, les bus et autocars se faisant plus rares, ils demeurent, avec les camions poids lourds, les véhicules les plus spacieux. Hormis les personnes qui possèdent un permis de conduire pour les poids lourds, la tendance reste à l'utilisation des fourgons légers ne nécessitant pas de permis particulier.

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a) L'acquisition : un premier pas vers la propriété.

L'acquisition d'un véhicule aménagé ou à aménager, passe par plusieurs étapes par lesquelles le futur propriétaire met en oeuvre tout un ensemble de compétences. Dans un premier temps, la personne effectue des recherches et tente de trouver l'occasion. Via le dispositif du bouche-à-oreille, des petites annonces et d'Internet, l'individu dispose aujourd'hui de nombreuses sources d'information où sont répertoriées les ventes. Lorsqu'un véhicule lui semble intéressant, il contacte le vendeur pour effectuer une éventuelle visite et conduite dudit véhicule. À ce moment, la personne relève les atouts et les dysfonctionnements, scrute la mécanique, l'aspect extérieur et intérieur. Si c'est la première fois que la personne achète ce genre de véhicule, il arrive souvent que le premier vu soit acheté, par coup de coeur. L'expérience des possibles en matière d'acquisition de véhicule aménagé, montre bien que les individus sont de plus en plus prudents et modérés.

b) Aménager son habitation mobile : une entreprise ambidextre.

Quand les formalités administratives sont terminées, le propriétaire du véhicule peut procéder à son aménagement, si ce n'est pas déjà fait. D'une part, dans la majeure partie des cas, les personnes commencent les premiers bricolages sur l'extérieur du véhicule (traitement anti-corrosion, mise en place de baies et d'ouvertures, peinture, maintenance mécanique); d'autre part, vient ensuite l'aménagement intérieur. On isole, on confectionne du mobilier, on y installe parfois l'électricité, on agence des systèmes d'évacuation des eaux usées, on décore.

Ainsi, toutes ces installations sont fondamentales puisqu'elles viennent déterminer l'intérieur du véhicule et sa fonctionnalité domestique. Nous pourrons voir dans les chapitres suivants, combien la notion d'intimité importe dans la confection interne de l'habitat mobile. Par ailleurs, entre chaque étape de l'aménagement, le propriétaire est nécessairement conduit à effectuer différents achats. Néanmoins, le recours à la récupération est tout aussi fréquent, tant le coût de s différents matériaux demeure important. Le don, le troc ou même la vente au rabais via des sites Internet rendent compte de réseaux d'entraide venant alléger les dépenses. Pour les travellers qui n'ont pas rompu leurs liens familiaux, il arrive aussi que l'entourage prête main-forte, souvent sur le plan financier, mais également à proprement parler dans l'ouvrage même.

L'aménagement représente alors un réel investissement pour son propriétaire et parfois même pour son entourage. Les travellers y investissent du temps libre, de l'argent et même de l'affect. Communément synonyme de liberté, l'habitat mobile une fois aménagé, permet donc à son occupant d'être relativement autonome et indépendant, quand bien même comme me le rappelle une adepte : « Vivre en camion c'est aussi savoir vivre avec peu. »

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Chapitre I
Pour une phénoménologie du chez-soi dans une habitation mobile.


Dans une perspective phénoménologique, je m'intéresse aux conditions de possibilité du chez-soi dans un logis mobile. La notion de chez-soi intègre ici l'habitat et l'un de ses modes majeurs d'expériences, soit l'intimité. L'habiter aide à saisir les jeux d'interaction entre le public et le privé. Aussi, ladite publicité de l'habitat mobile renvoie dès lors à ce qui est rendu public, à l'intégration du dehors et à l'investissement sur l'extérieur.

Les notions de chez-soi, d'intimité, d'espace privé et public, sont interdépendantes. Elles viennent ainsi exprimer les interactions entre l'habitant et son logement. Elles ne sauraient donc êtres dissociés quand bien même elles n'expriment pas forcément la même réalité sociale. J'ai étroitement travaillé à l'analyse phénoménologique des espaces habités puisqu'elle me permettait d'approcher les non-dits et l'implicite et, de contribuer à retracer l'expérience d'un lieu. En effet, j 'ai dû admettre sur le terrain, que les entretiens menés sur les questions de l'intimité produisent peu de données exploitables. L'espace privé ne pouvant ainsi être discuté, j'ai travaillé à l'observation du vécu de l'intime. Tout en gardant des distances face à ces «lieux de repli» (de Certeau, 1980 : 20), j 'ai dès lors pu analyser le quotidien.

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b) La résidence mobile : une idée du confort.


«La vie sédentaire est l'origine première du confort. » précise Olivier Le Goff (1994: 29). Si le confort est né avec l'avènement de la sédentarité et de la stabilisation des populations, qu'en est-il de la résidence mobile? Qu'est ce que le confort dans un logement ambulant ? De manière générale, l'imaginaire collectif estime qu'il n'existe de bien-être que dans un habitat traditionnel, fixé. Le confort est alors désigné comme «l'ensemble de ce qui contribue au bien-être, à la commodité matérielle » (Hachette, 2002 : 360). La résidence mobile serait ainsi liée à un mode de vie rudimentaire, sans aucun confort matériel.

«Je me demande comment font ces gens pour vivre ainsi. C'est petit, il n'y a sûrement pas d'eau, ni d'électricité. Moi c'est pareil, sous la tente, mais ça reste le temps du festival. Je ne me vois pas vivre comme ça toute l'année  Cela dit, je leur tire mon chapeau parce que c'est un choix de vie rude qu'ils ont fait. »

Chapitre II
Usages routiniers du véhicule aménagé.


En partageant le quotidien des travellers, j'ai rapidement constaté qu'ils mettent en oeuvre tout un ensemble de compétences à habiter leur logis mobile. Des compétences observées tantôt dans l'aménagement de leur véhicule (agencement du mobilier et praticité des espaces), tantôt dans l'expérience même de la vie quotidienne des habitants. Ce sont ainsi ces deux formes de savoir-faire, vécues comme des habitudes et prises dans la routine de ce mode d'habiter, que je tiens à discuter dans ce deuxième chapitre.

Nous avons vu précédemment, comment les travellers agissent au sein de leurs espaces habitables, comment ils agencent leur intérieur, créant de l'intimité tout en ne se limitant pas à leurs espaces privés. Nous avons compris que l'aménagement même d'un véhicule représente un fort coût financier, un investissement des affects et une organisation des temps libres. Aussi, nous pouvons admettre que les travellers propose une définition du confort, qui ne se borde pas au bien-être matériel intérieur du logis. Ainsi, au regard de ces différentes entrées à l'habitat mobile, nous pouvons maintenant raisonner sur les compétences que les travellers mobilisent en habitant une résidence ambulante.

b) Pour une utilisation écologique du véhicule aménagé.

Outre les compétences techniques et les talents aménageurs, les travellers tentent également d'avoir un usage écologique et économique de leur habitat mobile. Mes observations ont fait le constat de plusieurs pratiques mésologiques réalisées ponctuellement tant dans le quotidien, et à long terme avec des installations spécifiques.

Au quotidien, la plupart des travellers ont recours à des éléments différents selon les tâches. Par exemple, pour effectuer la vaisselle journalière, ils sont nombreux à utiliser du liquide vaisselle écologique issu de l'agriculture biologique. Ce produit, même s'il se répand dans la nature, est sensé ne pas altérer l'environnement extérieur. C'est un des gestes écologiques couramment usité chez les habitants de logis mobile.

Aussi, laver son linge devient ici une pratique alternative puisque certains travellers emploient des produits naturels. En effet, même si la médaille revient au traditionnel savon de Marseille, j 'ai aussi fait le constat de l'utilisation de lessive de cendre et d e noix de lavage . Ces deux dernières lessives à base d'éléments issus du monde physique naturel sont ainsi moins coûteuses que les lessives traditionnelles, et témoignent d'une volonté accrue d'usage alternatif et écologique des produits ménagers. Enfin, toujours dans cette catégorie, les travellers sont friands d'huiles essentielles qu'ils mettent notamment dans la lessive pour ajouter une note de douceur et un arôme délicat à leur linge.

Par ailleurs, les travellers tirent profit d'installations écologiques sur leur véhicule aménagé. L'équipement en panneaux photovoltaïques, plus communément appelés panneaux solaires, représente par exemple un investissement important au départ, mais rend compte d'une rentabilité intéressante. C'est l'un des usages écologiques et économiques de l'énergie électrique le plus employé même si le système de la double batterie (batterie moteur et batterie auxiliaire) demeure le plus fréquent parce que moins onéreux.

J'ai remarqué également que certains installent des systèmes ingénieux de récupération de l'eau de pluie, qu'ils filtrent et recyclent en eau potable. L'implantation d'éoliennes sur le toit des camions aménagés, plus rares, est aussi un moyen écologique pour consommer autrement l'énergie électrique. Dans les intérieurs, on observe bien souvent l'emploi de lampe et lumières à faible consommation d'énergie, avec des ampoules à LED émettant beaucoup de lumière pour une très faible consommation.

La lessive de cendre est réalisée à partir de cendres fines et d'eau. Contrairement à sa couleur grisâtre apparente, elle rend effectivement toute sa blancheur au linge. Les noix de lavage sont les coques des fruits de l'arbre à savon Sapindus Mukorossi, un arbre qui pousse en Inde et sur les contreforts de l'Himalaya. Elles sont imprégnées d'un savon naturel, la saponine, qui se dissout dans l'eau et lave le linge en douceur.

Enfin, les travellers s'initient aux carburants dits alternatifs ou biocarburants. Ainsi, puisque les huiles de colza et de tournesol pures semblent être des ressources limitées, certains ont recours à la filtration d'huile de friture récupérée par des associations spécialisées ou directement auprès des snacks et autres cantines collectives. Aussi, le moteur dit moteur pantone41 est une solution envisagée par les habitants de véhicules aménagés. Ces utilisations d'énergies différentes sont économiquement intéressantes pour les travellers. Compte tenu de l'augmentation constante et croissante du prix de l'essence, ces énergies sont sérieusement envisagées et représentent ainsi une initiative réalisée aux franges de société42.

Concernant le moteur Pantone, il s'agit d'une modification assez simple pouvant etre effectuée sur n'importe quel moteur existant essence ou diesel. L'idée principale est de récupérer une partie de la chaleur (pertes thermiques) des gaz d'échappement afin de prétraiter le carburant et l'air d'admission (mélange hydrocarburé). Une proportion d'eau est également employée dans le mélange d'admission. Cette eau contribue à l'efficacité du procédé mais attention il ne s'agit aucunement d'un moteur à eau.

Les directives européennes reconnaissent l'huile végétale pure comme un biocarburant. L'adjonction est libre de droit selon la loi française, mais est soumise à la taxe sur les produits pétroliers. Or, contrairement à la volonté européenne, la France est un des pays qui n'a pas défiscalisé l'huile végétale comme carburant. En France, seule la douane peut procéder à une vérification du carburant utilisé et peut prétendre à demander une déclaration d'utilisation ou auquel cas, attribuer au conducteur une amende calculée sur le nombre de litre d'huile utilisée dans le moteur.

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Bus du sound-system Oxyde, muni d'une éolienne





Troisième partie
Habiter la mobilité:
L'expérience d'un quotidien insolite et tumultueux.


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Chapitre I
Permanences et discontinuités sociopolitiques au regard du mode
de vie des travellers
.


L'objet de ce chapitre porte sur la place des politiques publiques dans le champ du logement alternatif et de ses habitants, ici les travellers issus du mouvement des fêtes techno clandestines. Je m'intéresse d'une part, au regard politique et social de la société globale sur les activités festives des travellers, d'autre part, je rends compte des contraintes juridiques et politiques qui viennent freiner la mise en habitation ambulante de cette population.

a) Les free-parties ou l'affiliation à une marginalité temporaire singulière.


L'organisation de fête techno illégale conduit à réfléchir sur la place des activités festives dans la société globale, réalisées en dehors des réseaux institutionnels. Orchestrées en parallèle des circuits standardisés de la société du spectacle, ces expériences festives prennent ainsi note d' «une ambiance spécifique: celle du refus »

Si le concept free vise la liberté d'action et de comportement lors des fêtes, il évoque également la gratuité de ces rassemblements. Les sound-systems se chargent de la logistique, gratuitement, ou occasionnellement en mettant à contribution les participants au moyen d'une donation. L'autogestion et l'initiative individuelle sont les modes d'organisation prônés et vécus, chacun participant à l'événement selon ses capacités et son bon vouloir. D'autre part, la qualité des relations interindividuelles vécues par les participants lors des fêtes va à l'encontre des normes habituelles de l'interaction sociale, ressenties comme trop rigides et aliénantes. La politesse n'est pas de mise, le niveau de langage et le champ lexical utilisés sont argotiques et souvent bruts, pauvres et réduits à l'essentiel. Les modes comportementaux observés visent la liberté maximale et la possibilité d'être différent sans désapprobation du groupe.

Par ailleurs, l'absence de règles fait des free-parties un univers chaotique où le désordre est roi. L'anarchie ou les principes communisto-libertaires sont le point d'attraction de la sensibilité politique des participants et des organisateurs. Si le dispositif structurant ces fêtes a l'ambition de provoquer la perte de repères afin de faciliter l'accès à des «états de conscience modifiés» (Lapassade, 1990: 5), il n'en demeure pas moins le témoin d'un goût prononcé pour le chaos. De plus, cette immersion dans «un monde sans loi» constitue un biais par lequel l'individu se trouve en situation de responsabilité individuelle. Nul autre que lui ne viendra l'aider à mener sa vie, il est seul, en situation de mise à l'épreuve.

Enfin, la clandestinité des free-parties, imposée autant que recherchée, fait de celles-ci des lieux échappant au contrôle de l'Etat, ou des «zones autonomes temporaires» (Bey, 1997), pour reprendre l'expression d'un penseur libertaire dont s'inspirent les travellers. Les représentants de l'ordre sont mis au ban des rassemblements, soit qu'ils n'ont pas connaissance de la tenue de la fête, soit qu'ils ne s'y aventurent pas, mais cela devient de plus en plus rare. Ainsi, en sus d'échapper à l'emprise des autorités publiques et de contrevenir à la loi visant directement ces fêtes, les travellers et les participants refusent l'exercice par l'Etat de ses fonctions régaliennes, en particulier celle d'assurer la sécurité des individus et de les protéger.

À travers le mode d'organisation, le mode d'interaction interindividuel, le goût du chaos, ou le refus de la protection de l'Etat, la fête techno clandestine constitue un pôle vécu ponctuellement de structuration de la vie quotidienne autour du refus de l'organisation de la société, de ses normes, de ses règlements. Ces derniers propos conduisent à la compréhension d'une carrière déviante chez les travellers et les participants des fêtes techno. Conjoncturellement, la dimension d'interdit renforce à court terme le pouvoir de séduction de la pratique. C'est la position de Michel Foucault: «la déviance n'existe pas en dehors des pratiques de contrôle social qui la définissent et la répriment» (1984). Pour le sociologue, ce qui conduit certains individus à être placés en situation de déviance, est la différence entre les critères de jugement de la normalité d'une conduite produits par les institutions et, ceux qu'admettent les personnes qui défient cette normalité.

À un niveau individuel, le rejet des valeurs dominantes est le socle, l'alternative se construit ensuite par rencontre avec la culture «technoïde» (Pourtau, 2005: 71) jugée plus intéressante, d'abord par sa différence, puis en soi. «La conduite du délinquant est normale, par rapport aux principes de sa subculture, précisément parce qu'elle est anormale selon les normes de la culture globale» (Cohen, 1955 : 26).

Or, si les travellers entament une carrière déviante par l'organisation de fêtes techno clandestines, ils se marginalisent également en n'habitant pas un logement standard fixé. D'une lecture verticale, avec le déviant subalterne au normé, découle une lecture horizontale, être autre. Mais là est toute la complexité de cette volonté de distinction. De nos jours, les travellers techno sont donc soumis aux législations concernant leurs pratiques festives et à un imbroglio sur leur mode inaccoutumé d'habiter.

b) Le pêle-mêle sociopolitique de la mise en habitat mobile.

Selon le code de la construction et de l'habitation, le logement principal ne peut être que sédentaire. Ainsi, la non-reconnaissance juridique de la résidence mobile comme logement est un frein pour l'accès aux prestations sociales. En outre, l'absence de reconnaissance juridique de l'habitat mobile comme logement permanent dans les documents d'urbanisme élaborés par les communes (Plan d'Occupation des Sols) empêche l'installation durable des véhicules aménagés sur des terrains privés, mettant les habitants dans des situations d'occupation parfois pr écaires. D'autre part, le déni de cette forme d'habitat exclue les usagers des aides sociales, notamment pour le logement mais aussi aux prêts bancaires préférentiels.

En ce sens, la mobilité des travellers est de facto qualifiée de pratique déviante, sa contrepartie, le stationnement ou la sédentarité temporaire pose également problème. En effet, les pratiques nomades sont, depuis le XVème siècle, visées par des textes réglementant la présence de vagabonds, de commerçants ambulants, d'itinérants, de routards susceptibles de perturber l'ordre public. Sous le régime de Vichy, c'est encore l'itinérance qui fait l'objet de rapports et de décrets relatifs à l'interdiction de circulation des nomades sur la totalité du territoire français.

Si la mobilité est comprise comme une activité productive plus que comme simple déplacement, et l'habitat mobile, comme une solution ad hoc face au mal-logement, alors nous pouvons concevoir le mode de vie des travellers techno comme une «mobilité socialement consacrée» (Clément, 2004: 175) et comme une forme de résistant ce face à l'injonction de sédentarité domiciliaire.

Chapitre II
Les travellers: entre autonomie et dépendance.


Discuter l'initiative d'habiter un logis mobile nous renvoie inéluctablement à la question du choix de ce mode de vie. Si pour certains auteurs, les travellers ont délibérément choisi de vivre ainsi «rejetant le confort des habitats traditionnels» (Hetherington, 2000: 65), pour d'autres, les travellers ont subi ce choix, «forcé à vivre sur les routes » (Martin, 2002: 724) Dans ce chapitre, je ne cherche pas à trancher le débat sur la question du choix. C'est au regard de mes observations et de mes entretiens sur le terrain que je pense contribuer à la compréhension de cette initiative. Quel est donc le degré d'autonomie ou de dépendance des travellers? Sont-ils acteurs ou sujets de la mobilité?

Compte tenu de mes entrevues avec les travellers, j 'ai noté que la mise en habitat mobile s'effectue pour deux raisons différentes et interdépendantes à la fois. D'une part, les personnes revendiquent un réel droit à l'instabilité spatiale, refusent de s'acquitter des frais liés à un domicile fixe et décident alors de s'installer dans un logis ambulant; d'autre part, les individus intègrent un moyen de transport habitable à défaut d'un foyer traditionnel.

Autrement dit, si l'on peut constater chez certains travellers un désir d'évasion et de liberté et par là même, le choix d'une mobilité vécue et choisie comme mode de vie, chez d'autres, ce choix est influencé par des ruptures de la vie sociale, souvent d'ordre professionnel ou sentimental et par le non-accès au logement standard.

«L'envie d'un camion m'est venue au début que j'ai découvert les free: marre de dormir à quatre dans une Renault 19. J'ai plus ou moins vécu dans mon ancien camion, et là je suis passé au poids lourd, pour me faire un appart sympa et surtout pour être mobile à tout moment. J'ai vécu un an en appart et franchement, marre de foutre des tunes par la fenêtre et de devoir payer X taxes à la con »

«Quand on en discute entre potes, beaucoup relatent des passés de gamin et des familles voyageuses qui leur ont donné envie de vivre dans leur camion. Moi, au contraire, c'est le sédentarisme et la routine de mes parents qui m'ont poussé à bouger. »

«C'est un réel choix, mais qui à été difficile à mettre en oeuvre. On m'a gentiment prié de prendre la porte une fois le Bac obtenu, j'ai donc traversé la France pour atterrir en Bretagne, sans une thune et bien largué, j'ai découvert là -bas la teuf  et des gens plus qu'ouverts, les travellers . Je ne connaissais pas ce milieu, je viens d'une famille plutôt fermée. J'ai tout de suite aimé cette façon de vivre, de voyager, de profiter, d'aller au gré du vent  Aujourd'hui, je suis toujours SDF, mais c'est parce que mon domicile me suit. »

b) Les travellers, une existence ébranlée entre injonction à la mobilité et à la sédentarité.

En considérant le mode d'habiter des travellers, nous avons creusé le rapport qu'ils entretiennent à la société et à ses normes. En évaluant le degré d'autonomie et de dépendance des usagers d'habitation mobile, nous avons compris que l'initiative à résider dans un véhicule aménagé était sujette à controverse. On a ainsi envisagé la part d'implication des travellers dans leur mise en habitat mobile mais aussi la part de contraintes sociales qui a motivé ce choix.

Aussi, en examinant à l'échelle des populations nomades, les permanences et les discontinuités politiques, nous pouvons admettre que le mode de vie des travellers est complexe. Tant dans leur rapport aux institutions (pour les fêtes techno et pour le stationnement de leur maison mobile) que dans leur rapport aux populations locales, les travellers cohabitent ainsi difficilement avec la société locale et globale. Ces constats nous amènent alors à réfléchir sur deux injonctions sociétales : d'une part, l'injonction à la mobilité et d'autre part, l'injonction à la sédentarité.

Nous l'avons vu, nos sociétés industrialisées sont de plus en plus mobiles. La circulation des Hommes, des matières et des idées est toujours plus rapide et crée ainsi tout un panel de mobilités différentes. L'intérêt majeur d'appréhender les groupes sociaux par leurs mobilités spatiales, réside ainsi dans la compréhension d'impératifs comme la nécessité à être mobile. Ici, en étudiant les mobilités vécues des travellers, j 'ai saisi non seulement les déplacements et le rapport au territoire mais aussi, le poids des mesures coercitives venant accélérer le rythme de vie de cette population. Rendre compte des espaces saisis par les travellers m'a donc permis de réaliser que cette formation sociale mobile est régie par une injonction à la mobilité.

«Être traveller, c'est devenu une mode. Avant, c'était vraiment rattaché aux teufs et aux voyages électroniques, aujourd' hui, ça fait bien d'aller en free, d'écouter de la techno et de se considérer comme des travellers. En gros, si t'as pas un chien, un camion, des piercings et des platines pour mixer, ben t'es pas un vrai .Du coup, au final, les gens savent plus très bien ce que c'est qu'être traveller. Ils n'en connaissent pas l'histoire et c'est bien dommage  Franchement, c'était mieux avant! »

Ce type de discours, rétroactif, est fréquent chez les personnes, travellers ou non, qui ont une certaine expérience du milieu technoïde des fêtes clandestines et du mode de vie qui en découle. Si de tout temps, le traveller a par contrainte «choisi» d'élire domicile dans un véhicule aménagé, c'est au quotidien qu'il a appris à se défaire du mode d'habiter traditionnel.

Ainsi, sur les quarante dernières années parcourues, le traveller expérimente l'habitation mobile terrestre et se dresse alors contre l'exigence à la sédentarité domiciliaire, revendiquant le droit à un logement différent. Conjuguant mobilité flexible et habitation ambulante, les travellers semblent aujourd'hui s'être dispensés d'un logement standard traditionnel. Le véhicule aménagé en logis représente ainsi une réponse concrète dans une société en carence de logement bon marché et où l'on aspire à être de plus en plus mobile et mobilisable.

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Conclusion
Les travellers comme prisme d'analyse de l'habitat mobile.


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Nous admettons que les travellers constituent une catégorie sociale de la déviance. La déviance au sens d'Howard Becker est «la transgression d'une norme acceptée d'un commun accord. La déviance est créée par la société : les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants»

Ainsi, c'est à travers l'organisation de fêtes techno clandestines et par la mise en habitation mobile que les travellers seraient aux yeux de la société globale normative, un groupe social déviant. Puisque les normes sociétales en matière de logement ne conçoivent pas l'habitat mobile comme domicile, les travellers sont donc considérés comme déviants et par là-même comme des marginaux. Aussi, dès lors que la législation n'autorise pas les rassemblements festifs spontanés comme les free-parties, nous pouvons reconnaître le caractère déviant de ces fêtes et du groupe qui les organise.

Par ailleurs, introduire le véhicule aménagé en logis a permis de comprendre les représentations sociales de cet habitat. L'étude du mode d'habiter des travellers a ainsi révélé l'expérience d'un quotidien singulier. Par l'acquisition d'un habitat mobile, nous avons relevé les coûts matériels, financiers et affectifs qu'elle engendre. Devenir propriétaire d'un logement ambulant est ainsi gratifiant. Il n'en reste pas moins que la possession d'un véhicule aménagé confronte parfois les travellers à des épreuves sociales et juridiques complexes.

La phénoménologie de l'habitat mobile nous a permis de traduire le sens de l'expérience à habiter un logement ambulant. La catégorie du chez-soi a toute son importance. En légitimant le vécu de l'intimité dans un véhicule aménagé en logis, nous notons que la frontière entre la sphère privée et la sphère publique est mince. L'intimité qui exprime d'ordinaire le retrait et le retour vers soi, témoigne chez les travellers d'une certaine publicité et d'un allant vers l'autre. Plus que dans tout autre habitat, le logement mobile est caractérisé par sa capacité à l'ouverture, permettant à la fois, l'isolement et la rencontre.

L'ouverture sur la question du confort a contribué à sa complexification au regard du logement mobile. Les travellers envisagent alors les bases élémentaires du confort et insistent sur les fonctions fondamentales. Être à l'abri du froid, pouvoir se restaurer et dormir confortablement font partie des piliers qui soutiennent l'état de confort et de bien-être intérieur. Or, le constat a également fait état de l'importance de l'environnement extérieur au véhicule aménagé. En effet, l'idée du confort chez les trave

Étudier les travellers comme prisme d'analyse de l'habitation mobile terrestre a déconstruit le paradoxe apparent né de la formule Habiter le nomadisme . Par l'analyse du mode de vie de ce groupe, j 'ai réalisé qu'ils aménagent leur existence sociale en fonction d'une mobilité flexible qui régit leurs activités professionnelles et en fonction d'une hostilité constatée envers l'exigence à habiter traditionnellement. Enfin, cette recherche se veut être une contribution à la compréhension de cette formation sociale mobile et hétérogène. En effet, au regard des travellers, nous pouvons faire état d'une pluralité d'identités dénotée par la singularité de ce groupe. Autrement dit, les travellers sont pluriels: ils recouvrent tout un ensemble d'identités différentes. Sous la qualification de travellers, il apparaît clairement que nous sommes face à des personnes diverses, d'origines sociales confondues aux activités disparates. Ils sont en ce sens des hommes pluriels, soit: «des hommes qui n'ont pas toujours vécu à l'intérieur d'un seul et unique univers socialisateur, qui ont donc traversé et fréquenté plus ou moins durablement des espaces de socialisation différente. L'homme pluriel est donc porteur de dispositions, d'abrégés d'expériences multiples

Au terme de ce constat, je réalise qu'une recherche plus approfondie aurait toute son importance. La pluralité apparente des travellers stimule ainsi toute ma volonté à entreprendre et à poursuivre l'investigation de cet objet d'étude. Par ailleurs, au cours de ce travail de recherche, je me suis rendue compte que mes propos sur les représentations de l'habitat mobile et sur le quotidien des travellers pourraient être appliqués à bien d'autres groupes sociaux mobiles. En ce sens, j'estime que ce travail est une étude de cas, une porte d'entrée sur l'analyse de l'habitation ambulante et qu'il peut être lu comme la base d'une enquête plus globale sur le logement mobile terrestre. Ainsi, l'étude du mode d'habiter des travellers semble loin d'être achevé et je porte alors toute mon ambition à suppléer ce mémoire d'un projet de thèse portant sur la pluralité des publics demeurant dans une résidence mobile.




Le texte integral ICI

lapin · Administrateur

28-09-12 18:08:55

11-07-11 · 13 895

  81 

Merci pour l'article, j'en ai lu qu'une partie pour le moment mais c'est rudement intéressant.

Nevrakse · Moderateur

29-09-12 09:53:23

16-10-11 · 4 286

  28 

merci smile

bassandbass · Bass Explorer

01-10-12 12:28:34

06-08-12 · 36

  

Tout ça donne à méditer... L'avenir n'est donc pas aussi noir qu'on voudrait nous le faire croire.
Le nomadisme c'est une touche d'espoir et de couleur dans nos sociétés monotones, c'est comme un voyages au sens propre, mais également un voyage de l'âme.
En tout cas, félicitation pour l'article, de A à Z, c'est génial, comme d'hab.! merci bass expression!

Toutes choses, proche ou lointaine, secrètement,
sont reliées les unes aux autres.
Et vous ne pouvez toucher un fleur, sans déranger une étoile.